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L'ESPRIT
DES FEMMES
DE NOTRE TEMPS
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PARIS. — IMP. S1M0K BAÇOît ET OOMP., RUE u'eRFURTH, 1
L'ESPRIT
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DES FEMMES
DE NOTRE TEMPS
PAB CAMIliliB SBIiDBK
AUTEUR DE DANIEL LP MUSICIEN
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EUGENIE DE GUERIN
CHARLOTTE BRONTË
RAHEL DE VARNHAGEIS
PARIS
CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR
S8, QUAI DK l'JSCOI.K
1865
Tous droits rés«rvéc«.
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PRÉFACE
5^
On se plaint souvent de notre temps, et ce qu'on
nous reproche le plus vivement, c'est ce mélange
singulier d'ambition et de mollesse qui fait nos désirs
très-grands et notre volonté très-faible. Depuis Wer-
ther et René, la littérature a pris pour héros des per-
sonnages qui , prétendant au bonheur parfait et ne vou-
lant s'imposer aucune contrainte, ne savent que nous
étaler le spectacle de leurs aspirations et de leurs
impuissances. En ce moment encore, nous voyons,
^ dans les livres et sur la scène, des créatures orgueil-
leuses et débiles, occupées à s'indigner contre leur
C**^ condition, et incapables de faire un effort suivi pour
^ l'améliorer. Après avoir peint ce misérable état avec
-^ émotion et sympathie, on l'a décrit avec précision et
sang-froid; après l'avoir célébré dans un sexe, on
vient de l'analyser dans l'autre, et l'un des roman-
>^ ciers les plus âpres de ce temps-ci a cru représenter
î^ la femme moderne, telle que la façonne notre éduca*
VI PRÉFACE.
tion, et telle que la présente notre démocratie, en
traçant le terrible portrait de Madame Bovary,
11 me semble que si ce jugement est vrai en plu-
sieurs cas, il ne Test pas dans tous. L'art exagère,
c'est son habitude ; il prend volontiers pour sujets les
exemples violents et tragiques. Ce ne sont pas les plus
communs, et Ton ne doit pas juger d'un temps par
l'exception, mais par la règle. Si Ton prend la règle,
on trouve beaucoup d'hommes qui ont fait brave-
ment leur chemin, et beaucoup de femmes qui ont
tenu convenablement leur ménage. Au premier as-
pect, rien de plus vulgaire, rien de moins digne
d'être peint ou mis en scène. Que l'on regarde de
plus près; l'on verra dans ces hommes, qui, partis de
tous les degrés, s'élèvent, ne fût-ce que d'un échelon,
une longue patience, des efforts soutenus, une pré-
vision attentive qui a su calculer les chances, une
résistance opiniâtre qui a surmonté les difficultés;
l'on verra dans ces femmes qui, enfermées dans une
vie étroite y sont demeurées jusqu'au bout, une ré-
pression continuelle de soi-même, une résignation
active, la faculté de supporter l'asservissement et
l'ennui, l'habitude du sacrifice, et souvent une géné-
rosité native que les mesquineries et les exigences de
leur état ne parviennent pas à tarir. Chez des maî-
tresses d'école, chez des employés, de petits cultiva-
teurs, chez les bourgeois et les provinciaux de toute
sorte et de tout étage, il y a des héros, des demi-
héros, ou du moins des gens qui savent faire très-
longtemps, très-simplement, très-noblement des ac-
tions très-pénibles. Une pareille assertion peut être
traitée de chimérique; je répondrai seulement que
le roman, si vrai qu'il soit, n'est pas si vrai que
PRÉFACE. VII
l'histoire, et que des faits, même bien inventés, ont
moins d'autorité que des faits authentiques. Il y a
dans le monde des héros et des héroïnes de ron^an
qui ont vécu; nous avons leurs lettres, leurs papiers
de famille, lés témoignages de leurs proehes ; leur
acte de naissance est à la mairie ; c'est pourquoi je
demande la permission de croire à leur courage, à
leur bon sens et à leur vertu. On nous dit qu'aujour-
d'hui la femme est pétrie de déraison et de convoi-
tises, et, pour héroïnes, on nous montre des per-
sonnes qui ont aussi mauvais esprit que mauvais
cœur. Je n'y contredis pas ; seulement je regarde à
côté de moi, et j'y trouve de nobles jeunes filles aussi
dignes de respect que de tendresse. Elles n.e sont
pas imaginaires; j'aurais pu leur parler hier si je
m'étais trouvé dans telle ville, dans tel salon. Elles
n'ont point reçu, de la fortune ni du monde, un ac-
cueil plus bienveillant que les autres ; elles sont nées
dans des conditions médiocres, en province, parmi
des gens bornés; elles n'ont point eu toujours une
éducation supérieure; le malheur ne les a pas épar-
gnées ; au contraire, plus d'une fois il est tombé sur
plusieurs d'entre elles accablant et multiplié. Quel-
ques-unes ont senti la servitude d'un métier, d'autres
ont subi l'oppression de la solitude. Elles n'ont pas
toujours pu développer toutes leurs facultés; la santé,
la vie leur ont parfois manqué au milieu de leur
course. Et cependant elles ont marché ; bien plus,
elles ont atteint le but, elles sont arrivées au talent,
même à la gloire; leurs noms sont célèbres, et, ce qui
est mieux, honorables. Elles ont imprimé pour long-
temps, pour toujours peut-être, leur pensée person-
nelle et propre sur cette trame monotone du temps
THi PRÉFACE.
où les autres ne laissent qu'une ombre fugitive et
vacillante; aujourd'hui encore nous les voyons face
à face dans cette empreinte ; nous nous entretenons
avec elles ; elles nous parlent et nous remuent, par
une exhortation d'autant plus efficace qu'elle est in-
volontaire et qu'elle est l'œuvre, non de leurs phrases,
mais de leurs actions. Certes, c'est un plaisir que
de ranimer et de redresser devant soi ces nobles
créatures ; mais j'ose dire aussi que c'est un profit.
Car ce qu'elles ont fait, chacun de nous, dans sa me-
sure et sa condition, peut aussi le faire; nous n'avons
pas d'autres obstacles à surmonter que ceux qu'elles
ont vaincus ; elles n'ont point eu d'autres forces que
les nôtres; leur constance fait honte à nos défaillances,
nous n'avons pas le droit de trouver trop lourd un
fardeau que leurs mains de femmes ont si bien ac-
cepté et si bien porté. A ce titre, les trois vies que je
raconte ici peuvent être instructives; j'en ai choisi
une dans chacune des trois grandes nations mo-
dernes, afin de montrer la diversité des situations en
même temps que l'uniformité de leur distinction et
de leur excellence. Française, Anglaise, Allemande,
catholique, protestante, juive, jeune fille noble, pe-
tite bourgeoise, femme du monde, elles ont toutes
un point commun, la noblesse native, et tous les
contrastes de race, de condition, et de dogmes, et
de culture, s'effacent en se conciliant poui* aboutir à
la même fleur.
Camille Seldgn.
Novembre 1S64.
L'ESPRIT DES FEMMES
DE NOTRE TEMPS
EUGÉNIE DE GUÉRIN
Les deux volumes que voici contiennent la vie
et les écrits d'une des personnes les plus distin-
guées de notre temps, inconnue, sauf dans un
petit cercle d'amis, et qui passa sa vie au fond
d'une province, mais qui, par l'élévation de ses
sentiments et la finesse de ses idées, mérite Té-
* Eugénie et Maurice de Guérin; œuvres et correspondance
éditées par M. Trébutien.
2 EUGÉNIE DE GUÉRIN.
lude et ratlention publique presque à l'égal d'une
des femmes illustres du dix-septième siècle. Sa
famille mérite aussi d'être connue. Parmi les pein-
tures satiriques et triviales qu'on nous a faites
de la petite vie provinciale, il est curieux de ren-
contrer des âmes et des esprits qui valent ceux
de Paris, et qui mémo, aux yeux de bien des gens,
vaudront peut-être davantage. C'étaient pourtant
des provinciaux, des gens arriérés, féodaux et
gothiques ; mais la noblesse du cœur nait où elle
peut et comme elle veut.
I
Mademoiselle de Guérin naquit au Cayla, près
de Gaillac, dans le midi de la France. Elle était
d'une famille très-noble, d'origine vénitienne,
qu^on peut suivre, à ce qu'il parait, jusqu'au neu-
vième siècle. Vers cette époque un Guarini fut
comte d'Auvergne. 11 y eut un Guérin grand chan-
celier de France, évêque de Sentis, qui se distin-
gua à la bataille de Bouvines. D'autres Guérin
furent grands maîtres de Malte, un autre cardi-
nal. On rencontre même dans cette famille un
troubadour, Guarini, seigneur d'Apchier, qui briU
EUGÉNIE DE GUËRIN. 3
Jait à la cour d'Adélaïde de Toulouse, nièce de
Louis le Jeune.
Les Guérin du Gayla étaient fort pauvres ; le
père, cultivateur de sa ferme, avec ses domesti-
ques, faisait valoir son bien, passait sa vie à sur-
veiller ses récoltes, à faire battre son grain. Le
soir, quand il rentrait, c'est au foyer de la cuisine
qu'il allait se délasser et se réchauffer. Le plus
souvent la famille mangeait dans cette pièce,
quelquefois même on mettait le couvert sur un
tas de fagots, comme chez les paysans. Nulle cé-
rémonie, nul besoin d'aise ou simplement de
bien-être. Chacun prenait sa place où il la trou-
vait, les chiens du troupeau venaient sans façon
s'asseoir à côté des maîtres. Bien souvent chacun
se servait lui-même, le soir, par exemple, lors-
qu'on envoyait les domestiques à l'instruction
religieuse, ou bien à l'époque des moissons,
quand tous les gens se trouvaient dehors. Cette
façon de vivre ne diminuait en rien le respect
qu'on perlait aux maîtres ; les paysans, dans ce
pays, ne mesurent pas leur respect sur la beauté
de l'argenterie ou l'ordre du service. D'ailleurs
la religion enseigne l'obéissance, et l'on est, en
général, demeuré plus dévot dans le Midi que
4 EUGÉINIE DE GUËRIN.
dans le Nord. Dieu semble plus près de l'homme
quand le climat est beau : l'esprit, plus imagina*
tif, croit l'entrevoir mieux derrière le bleu pur
du ciel, à travers le rayonnement lumineux des
astres, dans les pourpres plus vives du soir. D'au-
tres diront qu'on fait plus facilement en ce pays
des romans de cœur et d'imagination, religieux
ou autres, et qu'on est plus tendre pour la Madone,
parce que l'on est plus disposé à l'amour. Maîtres
et valets, chacun, au Cayla, remplissait fort exac-
tement ses devoirs religieux. M. de Guérin lui-
même donnait Texemple : il assistait aux offices,
communiait aux fêtes, s'occupait de quêtes et
d'affaires d'église. 11 y avait des images de sain-
teté suspendues dans sa chambre, un bénitier
accroché dans son alcôve. Les amis de la maison
étaient presque tous ecclésiastiques, curés du
voisinage, ou attachés au clergé de Gaillac.
Ces braves gens n'apportaient pas souvent à la
conversation des idées nouvelles. On ne lisait
guère non plus, faute de temps d*abord, et aussi
faute de livres. Cependant, parfois en hiver, le
soir, après souper, quelqu'un lisait à haute voix
un roman de Walter Scott, ou tout autre livre
nouveau que Ton avait pu se procurer. La bibtio-
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 5
thèque, assez maigre, ne contenait guère que des
ouvrages de piété. On recevait aussi la Propagation
de la foi, journal religieux qui rend compte des
travaux des missionnaires, et Ton s'emparait
avec avidité des numéros qui venaient d'arriver.
Voilà une famille étrange, tout en dehors de
notre expérience parisienne, qui doit nous sem-
bler bourgeoise et arriérée, et qui n'est rien
moins que cela. De même chez les paysans calvi-
nistes écossais, au milieu des charrues et des
marmites, on trouve des livres, et des livres
qu'on lit. Bums raconte qu'à table, son père,
son frère, ses sœurs avaient chacun un volume
à côté de leur assiette, parce que c'était le seul
moment de la journée où ils avaient le loisir de
lire. Pendant que mademoiselle de Guérin se
chauffait au feu de la cuisine, attentive aux pré-
paratifs du repas, son père se faisait lire par elle
les Antiquités de V église anglo-saxonne, gros volu-
me qui, par l'épaisseur de son format, éveillait
la curiositedesdomestiques.il était non-seulement
instruit, mais il avait du goût, se montrait bon
juge en fait de choses littéraires, encourageait
sa fille à écrire, lui donnait au besoin des avis.
C'était un homme aimable, de façons douces, re-
1.
6 EUGÉNIE DE GUËRIN.
cevant bien, vrai modèle de seigneur patriarcal,
tout à la fois poli envers ses égaux et bienveil-
lant envers ses inférieurs. Malgré la médiocrité
de sa fortune, il pratiquait largement les devoirs
de l'hospitalité: châtelain et paysan, tous les deux
à la fois et aussi bien l'un que l'autre.
« Nous étions douze à table aujourd'hui, demain
nous serons quinze, visites d'automne, de dames et
de chasseurs, quelques curés parmi nous, comme
pour bénir là foule : la vie de château du bon vieux
temps. Ce serait assez joli sans le tracas du ménage
qu'il faut faire
Que de personnes et de choses, de visites, de rires,
de jeux, d'adieux. Il venait du monde de çà, de là,
on aurait dit qu'on s'était entendu de tous côtés pour
s'abattre en nombreuse volée au Cayla. Grande com-
pagnie dans' la grande salle; c'était en harmonie, et
folle joie venait de tant de jeunesse. Sept demoi-
selles et autant de chasseurs, moitié à cheval, moitié
à pied. »
Ce qui est encore mieux, c'est que tout men-
diant trouvait une écuelle de soupe chaude à son
foyer. D'ailleurs M. de Guérin était tendrement
attaché aux siens, plein de sollicitude pour ses
enfants, tout ensemble leur père et leur ami. Sa
EUGÉNIE DE GOÉRIN. 7
femme, morte jeune, avait eu également des sen-
timents fort élevés. Un beau caractère se montre
à travers les quelques lignes où mademoiselle de
Guérin nous retrace sa fin. « Il lui serait venu,
dit-elle, de sourire sur son lit de mort, comme
un martyr sur son chevalet. Son visage ne perdit
jamais sa sérénité, et jusque dans son agonie elle
semblait penser, à une fête. » Sa fille, étonnée de
lui voir une sérénité si parfaite, ne croyait pas
qu'elle dût mourir. Elle mourut cependant, lais-
sant quatre enfants, deux fils et deux filles, tous
quatre bons, aimables, et qui s'aimaient tendre-
ment. Mademoiselle Marie de Guérin était une
personne d'une piété calme et douce, d'un esprit
ferme et simple. Elle s occupait volontiers du
ménage, plus volontiers que sa sœur Eugénie,
qui rappelle, tantôt « notre sainte, » tantôt « no-
tre Marthe. » Le frère aîné Érambert, était un
aimable jeune homme,, beau danseur, recherché
aux fêtes, aux noces, aux dîners, partout où l'on
s'amuse. Il prenait la vie gaiement, aimait fran-
chement le plaisir, et devait être le boute-en-train
de toutes les réunions. Les autres enfants avaient 1
un caractère tout opposé, inquiet et passionné, ^
une âme toute moderne, faite pour se ronger et
8 EUGÉNIE DE GUÉRIN.
i se détruire. Je ne fais que citer le frère cadet,
Maurice, auquel je reviendrai plus tard. 11 a été,
comme on sait, écrivain de talent, et a presque
montré du génie dans le Centaure^ morceau de
prose où, tout en demeurant original, il a atteint
une grandeur de sentiment, une profondeur de
poésie, une perfection de style semblables à
celles de Tlphigénie et de THélène de Gœthe.
Outre son talent d'écrivain, il avait une figure
charmante, des façons fines et nobles, beaucoup
de gi*âce dans l'esprit, beaucoup de délicatesse
naturelle dans tout ce qui est du sentiment et
du goût.
C'est dans ce monde et dans cet intérieur que
naquit et vécul Eugénie de Guérin. On croit gé-
néralement qu'une vieille fille, en province sur-
tout, n'est bonne qu'à raccommoder du linge et
à élever des oiseaux. En voici une qui peut-être
faisait l'un et l'autre et n'en avait pas moins une
imagination très- poétique, des idées générales
rès-abondantes, très-élevées sur toute espèce de
choses. Qu'on se représente une personne dé
vingt- sept ou vingt-huit ans (c'^st à cet âge que
son journal nous la fait connaître), sorte de
femme de charge remuante et active, levée avant
EUGÉNIE DE GUÉRIiN. 9
le jour, qui allume le feu, visite la basse-cour,
surveille la cuisinière, et qui, une fois le diner en
train, Touvrage distribué, plie le torchon qu'elle
vient d'ourler, laisse là ses casseroles, se dépê-
che de monter pour passer un moment entre son
écritoire et ses livres. Au troisième étage, dans
les combles, est un petit réduit qui lui sert de ca-
binet de travail. Elle y trouve de la tranquillité et
une belle échappée de vue sur la campagne. Si
l'on montait, on pourrait Ty voir, pâle, svelte,
d'un doigt noirci feuilletant avidement quelque
passage de Bossuet, un traité de Leibnitz, ou bien,
tout essoufflée encore, se penchant sur son cahier
pour griffonner à la hâte quelques lignes avant
de descendre.
II
On se demande quelles ressourcés un tel esprit
peut trouver dans cette vie de ménage et de cam-
pagne, quel développement il y peut acquérir.
Elle y trouve pourtant son emploi, d'abord dans
le mouvement physique, le déploiement d'acti-
vité et de force qu'exige le métier d'une femme
de chargequi gouverne un domestique nombreux.
iO EUGÉNIE DE GCÉRIN.
un train de maison assez considérable. Le tracas
est d'autant plus grand que cette femme de
charge, qui est la demoiselle de la maison, est
entendue et économe. Mademoiselle de Guérin
vivait plus à la cuisine qu'au salon, et moins à
la cuisine qu'au grand air. Elle raccommodait le
linge, le pliait, aidait à étendre les lessives sur
l'herbe. Puis venaient les préparatifs des repas à
surveiller, celui des maîtres, des domestiques,
des gens de journée, jusqu'à quatre par jour, à
l'époque des récoltes. Une fois, vers la moisson,
on la trouve les mains aux fourneaux faisant la
soupe pour trente ou quarante ouvriers. Une
autre fois elle pétrit la pâte d'un gâteau, retire
une galette du four. La voilà enfin montée chez
elle, on l'appelle ; un prêtre reste à souper, vite
il faut redescendre pour mêler du beurre et des
œufs. C'est une Charlotte comme celle de Wer-
ther ; mais on verra bien vite en quoi cette mé-
nagère sentimentale est française, c'est-à-dire
alerte d'esprit, souvent gaie et même brillante.
Ce n'est pas tout, il y a les comptes à faire, les
dépenses à régler ; puis c'est la basse-cour où
elle va chaque matin donner un coup d'œil à ses
pigeons et à ses poules. Chiens et chats aussi
EUGÉME DE GUÉRIN. il
Foccupent; voici un blessé à guérir, un mort à
remplacer, un nouveau venu à caresser.
Cette vie rustique a son intérêt, sa beauté. Bien
souvent, dans son journal, elle se complaît en
détails sur le repas du soir, et l'on croit voir la
spacieuse cuisine avec ses ustensiles luisants, le
large foyer bien éclairé, le couvert mis près du
feu, et ses reflets rouges vacillant sur le visage
des convives. Une autre fois, elle étale du linge
blanc sur l'herbe ; cette occupation lui rappelle
Nausicaa, ces princesses de la Bible qui lavaient
les tuniques de leurs frères, et sous ce magnifique
ciel bleu du Midi, dans ce large paysage calme,
parmi ces bœufs qui ruminent et ces oiseaux qui
chantent, elle voit se détacher comme des figures
de bas-relief.
III
Le pays est joli, d'après ce qu'elle nous en dit,
bois épais, verdoyantes collines ; la maison elle-
même a pour horizon une montagne et domine
une vallée arrosée de ruisseaux. Ne croyez pas
que ce paysage, à la longue, lui semble mono-
tone, qu'elle souhaite en voir d'autres. A quoi
12 EUGÉNIE DE GUÉRIiN.
bon, si l'on possède un coin de terre riant, avec
de la lumière et de l'air, du soleil et de l'ombre,
un large ciel, beaucoup de verdure et de fleurs,
rosiers et lilas à foison, parfum des violettes,
senteurs d'acacias, au printemps les rossignols
qui chantent à la clarté des nuits de juin ? De sa
fenêtre, mademoiselle de Guérin dominait le
vallon sans cesse reverdi par la fraîcheur des
eaux courantes ; de sa terrasse, elle voyait les
montagnes roses au matin, pourpres au soir sous
l'or des nuages. Tout cela, elle le regardait en
peintre, le sentait en poète. C'est toujours fête
dans son imagination ; voyez-la décrire la grâce
un peu triste d'une matinée de printemps par un
temps incertain :
« Notre ciel d'aujourd'hui esit pâle et languissant,
comme un beau visage après la fièvre. Cet état de
langueur a bien des charmes, et ce mélange de ver-
dure et de débris, de fleurs qui s'ouvrent sur des
fleurs tombées, d'oiseaux qui chantent et de petits
torrents qui coulent, cet air d'orage et cet air de
mai, font quelque chcse de chiffonné, de triste, de
riant, que j'aime. »
On est vraiment surpris de l'abondance de
pensées charmantes qu'éveillent en elle cinq mi-
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 13
nutes de promenade dans les champs, un tour de
jardin, l'eau d'un ruisseau qu'elle regarde couler.
« J'écris d'une main fraîche, revenant de laver ma
robe au ruisseau. C'est joli de laver, de voir passer
des poissons, des flots, des brins d'herbe, des feuilles,
des fleurs tombées, de suivre tout cela et je ne sais
quoi au fil de l'eau. II vient tant de choses à la la-
veuse qui sait voir dans le cours de ce ruisseau ! »
« A force de vivre à la campagne, on se lie pour
ainsi dire avec la nature, » dit-elle un jour à
propos de botanique. Rien de plus vrai pour Eu-
génie de Guérin ; ce mol exprime à merveille le
grand sentiment sympathique qu'elle éprouvait
pour toutes les choses vivantes, fussent-elles ina-
nimées comme les fleurs et les arbres. Elle souf-
fre pour eux lorsque le vent les courbe, elle les
plaint, les compare « à des êtres malheureux qui
plient sous l'adversité. » « Jamais orage plus
long, dit-elle un jour; il dure encore; depuis
trois jours 1 tonnerre et la pluie vont leur train.
Tous les arbres s'inclinent sous ce déluge ; c'est
pitié de leur voir cet air languissant et défait
dans le beau triomphe de mai. » De même, quand
les fleurs abreuvées de rosée s'épanouissent au
soleil, quand les buissons reverdis par la pluie
2
il EUGÉNIE DE GUËRiN.
regorgent de fraîcheur, elle partage leur joie et
imagine leurs plaisirs.
Chaque saison change l'aspect de cette vie rus-
tique, toujours accidentée et active. Aux splen-
deurs du printemps succède l'abondance de Tété,
l'ample maturité des champs envahis de lumière.
Le bleu sombre du ciel alors recouvre les larges
nappes d'or, les moissonneurs fourmillent entre
les gerbes, les faucilles étincellent contre les
blés. « Pour peu que le vent souffle^ » dit-elle,
« ces épis coulant l'un sur l'autre font de loin
l'effet des vagues; le grand champ du Nord est
une mer jaune. » Et puis elle parle des gracieuses
choses qu'elle y voit, des groupes charmants qui
s'y détachent. « Un beau champ de blé plein de
moissonneurs et de gerbes, et parmi ces gerbes
une seule debout faisant ombre à deux petits
enfants, et leur grand'mère les faisant déjeuner
avec du lait. »
Tout cela respire le calme, je ne sais quoi de
patriarcal, presque d^antique. On voit ufte per*
sonne heureuse de vivre à la campagne, parmi
les bois, les eaux, les prés. Les joues rouges des
petits paysans j ces beaUx fruits de santé et de
force lui font plaisir à voir^ et aussi leur timidité
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 15
sauvage de jeunes animaux non encore appri-
voisés qui fuient les hommes. « J'aime à les ca-
resser, » dit-elle, « à les voir se cacher tout
rouges dans les jupes de leur mère. » Elle aime
ses oiseaux, ses pigeons. Elle aime ses poules
qui pondent, et le bruit des moutons qui le soir
rentrent en bêlant à l'écurie. Elle aime aussi le
sifflement du berger qui les mène, et le bruit du
fléau qui retombe sur l'aire en cadence mono-
tone. Elle aime avant tout le ciel, les fleurs, les
arbres.
Le paysage lui semble toujours beau, même
recouvert de neige. Elle aime la neige, « cette
blanche vue qui a quelque chose de céleste ; »
elle aime à voir les buissons chargés de givre
scintiller comme d'une floraison de diamants
dans la froide clarté des nuits, ou dans le large
espace, les arbres dépouillés tendre leurs bras
de cristal vers les étoiles tremblantes.
IV
Quand elle rentrait, l'esprit plein d'images
nobles ou gracieuses, elle aimait à les décrire,
ressentait le besoin d'épancher ses idées sur
IG EUGËME DE GUÉRIN.
Dieu, sur elle-même, sur ses lectures. Elle s'a-
musa donc à faire son journal, et, ses autres de-
voirs accomplis, prit plaisir à y noter ce qu'elle
avait fait ou pensé. Ce journal a l'inconvénient de
tout journal : il y a des détails puérils à côté de
pages intéressantes, il est parfois vide et parfois
plein à déborder. Le principal, c'est qu'on, l'y
retrouve tout entière, avec tous ses sentiments et
ses goûts, mêlée à la vie de famille ou s'interro-
geant devant Dieu dans le silence de sa petite
chambre. Elle lisait beaucoup, et tout ce qu'elle
dit de ses lectures montre un esprit plus litté-
raire que porté aux occupations du ménage. Elle
ne s'en cache point, elle avoue que « naturelle-
ment elle ne se platt pas en choses de maison et
gouvernement de femmes. » « Volontiers je le
laisse à d'autres, » dit-elle; « mais si la charge
m'en vient, je m'en acquitte de bon cœur, sans
y trouver de répugnance, sans m'ordonner,
comme il arrive qu'il le faut faire, du moi qui
veut au moi qui ne veut pas^ en tant et souventes
fois. »
Ceci est comme un abrégé de son esprit et de
son style ; on y reconnaît le commerce des bons
auteurs, on y sent de la noblesse mêlée à une
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 17
pointe de mièvrerie et peut-être même de fadeur.
A part les livres purement dévots, mademoi-
selle de Guérin lit habituellement Bossuet et Fé-
nelon ; elle aime saint Augustin, fait ses délices
de saint François de Sales. Un jour elle parle avec
admiration d'André Chénier, de ses poèmes du
Jeune malade et du Mendiant. Elle connaît Ilacine
et même un peu Molière. Elle connaît aussi quel-
ques aufeurs modernes, Walter Scott, Lamar-
tine, Victor Hugo, dont, à propos de Notre-Dame-
de-Paris^ elle analyse très-finement le talent.
« Quel homme que Hugo ! je viens d*en lire quelque
chose. 11 est divin, il est infernal, il est sage, il est fou,
il estpeuple,ilestroi,il est homme, femme, peintre,
\ poète, sculpteur, il est tout, il a tout vu, tout faitj\
tout senti ; il m*étonne, me repousse et m'enchante. » )
Un peu plus tard elle ajoute en parlant d'un
autre écrivain : « Ton auteur est admirable,
comme M. Hugo ; mais ces génies ont des lai-
deurs qui choquent Fœil d'une femme. » ,
Ce fin discernement la fit de bonne heure écri-*
vain et femme du monde, c'est-à-dire observa-
teur; ces trois choses se tiennent. Le sourire à
la lèvre et sans malice, elle nous fait faire con-
naissance avec les hôtes du Cayla. Une visite de
2.
/
{8 EU6ËNIE DE GUÉRIN.
dame fait événement dans ce vieux château à Té-
cart, et la plupart des visiteurs sont des voisins
de campagne, des paysans, des curés. Elle s'a-
muse à les étudier, à décrire leurs physionomies
et leurs gestes. Voici par exempte trois curés de
campagne :
t Celui de Canton, celui de Vieux et le nôtre, trois
hommes bien différents : Fun sans esprit, l'autre à
qui il en vient, Tautre qui le garde, lis nous ont ra-
conté force chcses d'église qui intéressent pour
parler et pour répondre au moment ; mais en gé-
néral les variantes plaisent en conversation ; l'entre-
tien de mille choses, ce qui fait la causerie, chose
rare. Chacun ne sait parler que de sa spécialité,
comme les Auvergnats de leur pays. L esprit reste
chez soi aussi bien que le cœur, »
L'esprit d'Eugénie de Guérin était naturelle-
ment juste, porté à méditer et à réfléchir. L'isole-
ment de la vie de campagne, une éducation
pieuse, des lectures plus sérieuses que n'en font
d'ordinaire les jeunes filles, y avaient développé
un certain goût pour les idées abstraites. Elle
aimait à généraliser, et, quand elle voyait des
paysans par exemple, elle s'occupait des moyens
d'améliorer leur condition morale, cherchait d'où
EUGËME DE GUÉRIN. 19
leurs défauts pouvaient provenir. Il faut l'enten-
dre quand elle rejette une partie de leurs vices
sur le manque de religion, les plaignant de savoir
lire et de ne pas savoir prier. Sa philosophie ici
est fort cléricale et féodale ; mais c'est encore de
la philosophie. Une femme, et même un homme,
ne raisonne que selon son éducation, et avec les
idées de son parti. C'est à propos de deux mes-
sieurs, « hommes d'esprit pourtant, » dit-elle,
« qui trouvent absurdes les lois du jeûne, la
croyance au péché originel, et bien bête la véné-
ration des images. »
« Nos paysans s'en mêlent; l'un d'eux a cité le
Concile de Trente à notre curé dans un cas où ce
savoir lui seyait mal. Se mêler d'interpréter les
Conciles et ne pas dire le Pater, quelle pitié ! Voilà
ce que font les lumières dans nos campagnes, les
lumières de l'alphabet; car c'est parce qu'il sait lire
que le peuple se croit savant. Monté sur l'orgueil, il
touche aux plus hautes choses, et regarde à sa portée
ce qu'il devrait contempler à genoux. 11 veut voir,
comprendre, saisir et marche droit à l'incrédulité.
Il faut qu'on lui prouve la foi maintenant, lui qui
croyait tout. Us ont bien perdu, nos paysans, dans
leur contact avec les livres, et qu'y ont-ils appris
qu'une ignorance de plus, à méconnaître leurs de-
voirs? Cela fait pitié pour ces pauvres gens. Il vau-
20 EUGÉNIE DE GUÉRiN.
drait bien mieux qu'ils ne sussent pas lire, à moins
qu'on ne leur apprit en même temps quelles lectures
leurs sont bonnes. »
Vous vous croyez en face d'un orateur pas-
sionné, et puis tout à coup voici reparaître la
femme du monde, sorte d'abbesse de cour au
sourire vif et fin. Ce n'est pas tout à fait à tort
que, dans sa famille, on la surnommait la
a femme du dix-septième siècle. » Elle en avait
le ton moqueur, elle détestait les pédants, les
cuistres, les maîtres d'école. Par exemple aujour-
d'hui est jour de pluie ; tout le monde bâille ; le
père, privé de sortir, feuillette désespéré une
vieille histoire de l'Académie de Berlin. Berlin,
pays d'hérétiques, bien pis, pays des mots ron-
flants, des adjectifs obscurs que l'on ne com-
prend point sans dictionnaire. Pour comble de
malheur, la voilà qui tombe sur un chapitre in-
titulé : La théologie de VÊtre^ porte-sommeil,
assoupissant^ lecture, « qui la fait courir dès
qu'elle a touché le volume. » Elle croit voir un
puits, un puits sans eau,^ et vous voyez d'ici la
petite grimace de mépris toute française avec la-
quelle elle referme le malheureux livre.
Évidemment Eugénie de Guérin était et se sa-
EUGÉNIE DE GUËRiN. 21
vait écrivain. Faute de science, faute d'études
spéciales, il lui arriva ce qui arrive à beaucoup
de femmes distinguées; elle dut se borner à
écrire de gracieuses lettres et arranger d'élé-
gants morceaux de style, par exemple celui-ci :
« C*est une jolie chose qu'une cloche entourée de
cierges, habillée de blanc comme un enfant qu'on
va baptiser. On lui fait des onctions, on chante, on
l'interroge, et elle répond par un petit tintement,
qu'elle est chrétienne et veut sonner pour Dieu.
Pour qui encore? Car elle répond deux fois. « Pour
« toutes les choses saintes de la terre, pour la nais-
« sance, pour la mort, pour la prière, pour le sacri-
I fice, pour les justes, pour les pécheurs. Le matirî,
• j'annoncerai l'aurore; le soir, le déclin du jour.
c Céleste horloge, je sonnerai l'Angelus et les heures
« saintes où Dieu veut être loué. A mes tintements,
« les âmes pieuses prononcent le nom de Jésus, de
4 Marie ou de quel€[ue saint bien-aimé ; leurs re-
(( gards monteront au ciel, ou, dans une église, se
c distilleront en amour. »
Ceci est joli, n est-il pas vrai, et pourtant on
trouve là qu'il y a un peu d'affectation et de re-
cherche, que ces phrases étudiées manquent de
naturel ; vous vous demandez si c'est bien pour
soi-même qu'on écrit, lorsqu'on écrit ainsi. Dans
21 EUGÉNIE DE GUÉRIN.
d'dutres passages on découvre de petites nuances
qui semblent indiquer la vanité d'auteur. Une fois,
à propos d'un baiser d'enfant, par exemple, elle
répète en prose et en vers, et à plusieurs repri-
ses, « qu'un lys lui a touché la joue; » une autre
fois, elle se met à son journal simplement pour
décrire un effet de lune sur un livre. En fait de
sensibilité, elle exagère parfois, et s'arrête avec
trop de complaisance aux petits oiseaux, aux pe-
tits insectes, à tout ce qui est petit. Mais je ne
veux pas insister sur ces défauts, trop minces
pour faire tache sur son journal. Par la même
raison, je préfère ne point parler de ses vers, qui
sont des vers de jeune fille, et desquels on pour-
rait dire, comme de la plupart des vers :
Faute d'idée il allait faire une ode.
J'aime mieux revenir à sa prose si coulante,
puissante quelquefois, et qui peint si bien le
mouvement d'une âme ardente. Les objets inani-
més prennent vie sous sa plume, et quand elle
parle de l'horloge du salon, « ce cher meuble qui
a vu passer tant des nôtres sans s'en aller jamais,
comme une sorte d'éternité, » on croit voir dans
Tantique machine une alliée de la famille, vieille
EUGÉNIE DE GUÊRIN. 23
commensale attachée aux destinées du logis.
L'émotion la rendait éloquente, elle trouvait
toutes sortes de comparaisons saisissantes et
neuves pour exprimer ses sentiments. « La vie
s'avance comme l'eau, » dit-elle à propos d'une
année qui finît, « comme le ruisseau que j'entends
couler sous ma fenêtre, qui s'élargit à mesure
que ses bords tombent. » « Les sentiments uni-
ques, » dit-elle ailleurs, « grandissent dans la
solitude jusqu'à l'immensité. Comme ce marron-
nier qui s'étend seul là-bas dans la prairie, ils
couvrent toute l'âme. »
Elle menait une « vie mélangée, » elle était
tout à la fois « Marthe et Marie, » comme elle le
dit très-bien. Un même jour la voit prier à l'église,
s'occuper à la cuisine, coudre des tabliers ou
filer sa quenouille^ et jeter de temps en temps un
regard furtif dans son volume d'André Chénier
à l'endroit des poésies grecques • Il lui faut un
effort de courage pour fermer le livre afin de rac-
commoder un pantalon de son frère Eramberli
Tout cela entremêlé de courses, d'offices, d'au=
24 EUGËiNlË DE GUÉRIX
môncs. Elle en faisait beaucoup, et regrettait de
ne pouvoir en faire davantage. Que de fois on la
vil sur le seuil du Cayla tendant un morceau de
pain ou une assiettée de soupe à un pauvre ! « Si
j'étais à Paris, je mettrais bien souvent la main
à ta poche, » écrit-elle à son frère Maurice, et elle
le prie de faire quelquefois la charité en son nom.
Vieillards, jeunes gens, elle aime à voir chacun
heureux. Un jour, elle cueille un gros bouquet de
lilas pour une pauvresse qui lui en demande une
branche; un autre, elle achète une cruche en grès
à un petit garçon qui craint d'être grondé pour
avoir cassé la sienne. Elle n'a ni lu ni écrit hier ;
c'est qu'il a fallu faire réciter l'alphabet à Miou,
l'enfant d'un paysan, sa petite écolière, ou cou-
dre pour elle une pèlerine. Ou bien elle et sa
sœur Mimin sont allées en tournée de charité ;
une mourante Ta demandée, elle va à Cahuzac vi-
siter une pauvresse infirme qui habite une sorte
d'étable. Vous croyez peut-être qu'elle va ainsi en
châtelaine, accompagnée d'un domestique, s'as-
seoir devant le lit des malades, les mains dans un
manchon, et que d'une jolie bourse elle tire trente
ou quarante sous en promettant Taide du bon
Dieu et en respirant des sels. Lisez ce récit, vous
EUGENIE DE GUÉRIN. 25
verrez comme on entendait la charité au Cayla.
« J*ai voulu voir une pauvre femme malade qui
demeure au delà de La Vere. Cest la femme de la
compljiinte du Rosiery que je t'ai contée, je crois.
Mon Dieu, quelle misère ! En entrant, j*ai vu un grabat
d'où s'est levée une tête de mort ou à peu près. Ce-
pendant elle m'a connue. J'ai voulu m'approcher
pour lui parler, et j'ai vu de l'eau, une bourbe auprès
de ce lit, des ordures délayées par la pluie qui tombe
de ce pauvre tcit, et par une fontaine qui filtre sous
ce pauvre lit. C'était une infection, une misère, des
haillons pourris, de la vermine. Vivre là! Pauvre
créature ! Elle était sans feu, sans pain, sans eau pour
boire, couchée sur du dianvre et des pommes de
terre qu'elle tenait dans ses mains pour les préserver
de la gelée. Une femme qui nous suivait l'a relevée
du fumier, une autre a apporté des fagots; nous
avons fait du feu, nous l'avons assise sur un « séloUy »
et, comme j'étais fatiguée, je me suis mise auprès
d'elle sur le fagot qui lui restait. Je lui parlai du bon
Dieu. Rien n'est plus aisé que d'être entendu des
pauvres, des délaissés du monde, quand on leur parle
du ciel. C'est que leur cœur n'a rien qui les em-
pêche d'entendre. Aussi, qu'il est aisé de les con-
soler, de les résigner à la mort! L'ineffable paix de
leur âme fait envie. Notre malade est heureuse y e^
rien n'est plus étonnant que de trouver le bonheur
chez une telle créature, dans une pareille demeure, i
3
20 EUGÉNIE DE GUÉRIN.
Mademoiselle de Guérin aime les pauvres, elle
les traite comme des parents dans la peine, s'af-
flige de leurs souffrances, les plaint, fait plus
que les secourir, les console. On retrouve en elle
un peu de cette charité romanesque qui jadis
changea des reines en saintes et des grandes da-
més en disciples de Rousseau. Ou plutôt on ne
songe ni à Rousseau ni à des saintes, on ne voit
plus que la femme bonne et compatissante, ai-
mante et juste qui 'cherche à relever les faibles,
qui sourit aux délaissés. Assurément sainte Eli-
sabeth elle-même n'aurait pas fait mieux qu'Eu-
génie de Guérin le jour ou celle-ci va préparer un
jambon au sucre^ mets friand qu'elle fait à l'in-
tention de Sauveur Roquier, convive fort pauvre,
qu'elle veut bien traiter, « justement parce que
les bonnes choses ne lui viennent pas souvent à
la bouche. » Elle n'aurait pas non plus surpassé
l'action que fit Eugénie de Guérin le jour où,
après avoir assisté à Tagonie de la Vialarette,
pauvre messagère qui faisait leurs commissions,
elle suivit son cercueil^ voulant accompagner
jusqu'à sa dernière demeure « celle qui n'avait
ni frère ni sœur. »
EUGÉNIE DE GUÉRÎN. 27
VI
Eugénie de Guérin vivait environnée de gens
très-pieux et dans un pays où la religion catho-
lique s'entoure de beaucoup de pompe. Partout
s'élèvent des crucifix, des calvaires; des chapelles
d'ex-voto surgissent au milieu des champs, les
madones miraculeuses regorgent d'ornements
dans le demi-jour des églises. Le sentiment reli*
gieux n'en devait avoir que plus de prise sur ce
caractère tendre, passionné, féminin. Quelle que
soit la forme d'une religion, chargée de légendes,
ou embellie d'idylles, un sentiment vrai est tou-
jours beau. L'idée de Dieu venait incessamment
se mêler à tout ce qu'Eugénie de Guérin voyait ou
faisait. Dès son enfance, son âme involontaire-
ment montait vers lui comme vers l'objet le plus
aimable. A l'âge de quatre ans elle allait racon-
ter ses chagrins à une image du Sauveur mourant
qui appartenait à son père. Elle lui demandait
aussi des grâces ; un jour, craignant d'être gron-
dée elle la supplie de faire disparaître des taches
à sa robe; un autre, de donner une âme à sa pou-
pée. Les taches disparaissent, la poupée demeure
28 EUGÉNIE DE GUÉEIIN.
poupée, hélas ! « et c'est la seule fois peut-être, »
ajoule-t-elle, « que Dieu ne m'a point exaucée. »
Nulle foi plus paisible, plus calme, plus exempte
de terreur et de doute. Plus qu'un ami et qu'un
consolateur Dieu est pour elle le confident atten-
tif et discret à qui elle confie tout : tourments,
idées, sentiments. On comprend son empresse-
ment à le rechercher, le bonheur a\ec lequel elle
s'approche de lui dans le silence de sa petite cel*
Iule, ses fêtes lorsqu'elle s'apprête à communier.
« Prier Dieu, » dit-elle, « c'est la seule façon de
célébrer toute chose en ce monde. » Aussi à toute
heure elle le prie ; aux obsèques, aux naissances,
à chaque amiiversaire important elle fait dire une
messe matinale à l'église de sa paroisse. Neige,
pluie, rafales de vent glacial, rien ne l'empêche
d'y assister. Dieu dans sa gloire se trQuve au
bout du trajet, enveloppé d'un nuage d'encens,
ou rayonnant dans le sacrifice. Une telle dévotion
prête aux rêveries poétiques, aux superstitions
tendres. Mademoiselle de Guérin s'occupe volon-
tiers des saints, surtout des saints qui sont beaux,
saint Augustin, sainte Madeleine, sainte Thérèse.
Elle aime à les contempler, à prier les yeux
fixés sur leur image.
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 29
« Voilà un ornement de plus à ma chambrelte :
sainte Thérèse que J'ai pu enfin faire encadrer; il
me tardait d*avoir cette belle sainte devant mes
yeux, au-dessus de la table où je fais ma prière,
où je lis, où j'écris. Ce me sera une inspiration
pour bien prier, pour bien aimer, pour bien souffrir.
J'élèverai vers elle mon cœur et mes yeux dans mes
prières, dans mes tristesses. •
De même pour l'image du Sauveur. Jésus-
Christ, ami adoré, se réfléchit à ses yeux sur
tout ce qu'elle regarde ; elle imagine ses traits,
les porte gravés dans son cœur, les prête invo-
lontairement à quelques taches d'ombre sur un
mur. « La belle vision, Tadmirable figure du
Christ que j'aperçois sur la tapisserie vis-à-vis
de mon lit. C'est fait pour Tœil d'un peintre. Ja-
mais je n'ai vu tête plus sublime, plus divine-
ment douloureuse avec les traits qu'on donne au
Sauveur. J'en suis frappée, et j'admire ce que
fait ma chandelle derrière une anse de pot à l'eau
dont l'ombre encadre trois fleurs sur la tapisse-
rie qui font ce tableau.... Il est vraiment beau,
plus beau que rien de ce que j'ai vu. Quelque
ange a donc exposé dans ma chambre solitaire
cette image de Jésus? »
En somme, mademoiselle de Guérin était ar-
50 EUGÉNIE DE GUÉRIN.
liste, avant d'être dévole. Je ne pense pas lui
faire tort si je dis que vivant dans un pays pro-
testant, en Angleterre, par exemple, elle eût
probablement fait une chrétienne fort ordinaire,
peut-être une libre penseuse. Sa piété toute mé-
ridionale voulait un Dieu-Homme, aux pieds
duquel elle pût pleurer et jeter des fleurs; jamais
elle n'eût compris ce Dieu invisible et abstrait»
simple gardien de la morale, que révèrent les
protestants. En cela la religion catholique lui
convenait tout à fait. Cette religion l'occupait par
ses pratiques d'abord, par les confessions fré-
quentes, par les offices et les prières, enfin par
les services qu'il fallait rendre au curé pour
Taider à orner l'église, par le temps qu'il fallait
passer à arranger l'autel de la Vierge, celui de
sa propre petite chapelle, ou plutôt la table qui
lui en tenait lieu. Elle l'occupait aussi par les
quêtes dont à titre de demoiselle du château on
la chargeait, par les nombreuses fêtes solennel-
lement célébrées dans les campagnes, et qui y
deviennent un prétexte de parties de plaisir.
« Que je vous plains, à Paris, vous n'avez même
pas la messe de Minuit, » écrit-elle à son frère ;
et a ce propos elle entre dans une foule de détails
EUGÉNIE BE GUÉRIN. 31
charmants sur le pèlerinage qu'elle et son père
ont fait le jour d'avant pour s'y rendre. Figurez-
vous maîtres, serviteurs, tout un cortège s'avan-
çanl flambeaux en tète à travers champs, parmi
les buissons étincelants de givre, dans la neige
épaisse, au chant des noêls, au joyeux carillon
des cloches paroissiales. Noël, ici, semble la fête
de l'hiver, plutôt que celle de la divine Naissance,
comme l'Assomption, sous sa plume, semble
moins la fête de la Vierge que celle des fleurs.
La religion lui plaisait aussi par le surnaturel,
et l'on sent combien elle aime les récits de mira-
cles et de légendes religieuses, ces charmants
débris des temps chevaleresques, tout pleins de
poésie et de foi. Elle en cite plusieurs, et d'un
Ion de conviction naïve qui annonce la fille des
champs comme la descendante des croisés.
c< On m'a raconté d'une malade d'Andillac une
chose frappante. Après être tombée en faiblesse
et demeurée comme morte pendant seize heures,
cette malade a tout à coup ouvert les yeux et s'est
mise à dire : « Qui m'a sortie de lautre monde ?
« J'y étais entre le ciel et l'enfer, les anges me
« tirant d'un côté et les démons de l'autre.
« Dieu ! que j'ai souffert et que la vue de l'abîme
3'i EUGÉNIE DE GUËiUN.
« est effrayante ! » Et, se retournant, elle réci-
tait d'une voix suppliante des litanies de la misé-
ricorde divine qu'on n'a jamais vues nu,lle part,
puis se remettait à parler de l'enfer qu'elle a vu
et dont elle était tout près pendant sa syncope. »
Avec une foi aussi entière et aussi ferme,
on ne s'étonne point de voir mademoiselle de
Guérin s'emparer de tout prétexte pour y ra-
mener les autres. Son journal nous la montre
souvent occupée à convertir, même, ce qui est
un petit ridicule, à prendre quelquefois trop au
sérieux le ton d'abbesse, comme ce jour entre
autres où, par lettre, elle essaye de gagner à
Dieu un dandy parisien, romancier par-dessus le
marché, qu'elle a vu à Paris chez son frère. On
aime mieux le ton simple, tout familier et par là
même touchant, qu'elle prend vis-à-vis d'un
valet de ferme récalcitrant, pour le décider à
aller à confesse, et en général sa manière de
parler aux gens du peuple, à la fois affectueuse
et remplie de bon sens. Ce n'est pas toujours
tâche facile, avec les paysans. Quand même ils
comprennent, souvent ils font semblant de ne
point comprendre, et à leurs ruses et faux-
fuyants, il faut savoir opposer du sang-froid ;
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 53
leur montrer, à force de présence d'esprit, que
Ton est vraiment leur supérieur. Ce sang-froid
ne lui manquait point ; elle se tirait à merveille
de toutes les subtilités ; ses réponses, simples
et droites, réduisaient au silence, déroutaient
l'esprit de contradiction et de chicane. Mais,
outre les discuteurs, elle avait encore affaire aux
obtus, ce qui est bien pis. Par quels miracles
d'habileté et de patience ferez-vous entrer l'idée
de Dieu dans des intelligences qui ne voient et
ne comprennent que de travers? Celle de Ma-
rianne la cuisinière, par exemple, « qui prend
les commandements pour des cochons, et celle
de ce valet qui s'imagine que faire son salut c'est
se saluer. »
On rira si l'on veut ; moi j'aime, je l'avoue,
le sentiment de charité qui pousse ce noble et
tendre esprit à porter un peu de lumière en ces
pauvres cerveaux,'à changer la brute en homme.
Évidemment, il y a là quelque chose qui dépasse
la femme du dix-septième siècle, simplement
élégante et noble, qui se borne à causer avec
esprit, à sourire avec naturel. Je veux finir par
un trait qui la sépare encore davantage des sim-
ples dames de salon. C'est 5 propos de TEucha-
34 EUGÉNIE DE GUËRIN.
ristie : « Qu'en dire ? s'écrie mademoiselle de
Guérin. On adore, on possède, on vit, on aime,
Tâme sans parole se perd dans un abime de bon-
heur. » Je me trompe; le dix-septième siècle
avait Port-Royal, madame Guyon, des lèvres de
qui ce cri semble sortir.
Eugénie de Guérin lui ressemble par certains
traits : par la bonté d'abord, par l'humilité et la
douceur avec laquelle elle accepte les chagrins ;
ensuite par son amour pour la contemplation,
par une tendresse infinie pour Dieu, par un pen-
chant très-vif à se confondre, à force de sympa-
thie, avec les choses de la nature. Elle la rappelle
encore par la fougue qui entraine, par l'abandon
qui séduit, par la grâce qui attire et retient.
L'une et l'autre aimaient à s'épancher, à écrire ;
l'une et l'autre en abusaient quelquefois. Toutes
deux enfin avaient en commun un peu de vanité,
et la passion toute féminine de protéger, d'ai-
mer, de consoler. Mais à la différence de ma-
dame Guyon, qui n'aime que Dieu et « par une
oraison sans im^ge, » mademoiselle de Guérin
eut une affection humaine et profonde qui fut le
véritable emploi de sa vie, et sur laquelle tout
son cœur se porta.
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 35
VU
•
Bien des hommes n'ont vécu que pour quel-
que grand but social ou moral, Dieu, les sciences,
leur pays. Des connaissances variées et exactes,
une large éducation peuvent fournir un aliment
suffisant à leurs sympathies et à leurs désirs.
L'intérêt qu'inspirent les objets particuliers s'ef-
face pour eux dans celui que présentent les
grandes vues d'ensemble. Personne ne s'étonne
de voir Goethe demeurer peu accessible aux sen-
timents tendres, Kant mourir absorbé dans la
grandeur de ses recherches sans avoir ressenti
le manque des affections de famille.
11 n'en est pas ainsi pour les femmes, dont le
genre d'esprit plus léger se prête moins aux
idées suivies, et d'ordinaire effleure mieux qu'il
n'approfondit. Au contraire des hommes, elles
ne vivent et ne pensent qu'à demi. Cela tient à
leurs habitudes, qui tiennent à leur condition.
La femme la mieux instruite en sait moins qu'un
homme médiocre, et cela parce qu'elle a moins
va que lui. En fait d'instruction, l'expérience
personnelle du plus petit fait est plus utile qu'un
56 EUGÉNIE DE GUÉRIN.
amas d'idées ou de mots empruntés à la conver-
sation et aux livres ; l'insuffisance du savoir chez
les femmes les remet à l'instant à leur place na-
turelle, les unes dans le monde, où elles cha-
toient comme des fleurs au soleil, les autres dans
le ménage, où, penchées sur la petite chaise
basse, elles méditent en cousant ce qu'il faudra
retrancher à la dépense quotidienne pour doter
les filles ou envoyer les garçons au collège.
Mais le monde n'accueille que les opulentes,
les souriantes et les belles, et les autres ne trou-
vent même pas toutes comme compensation un
intérieur à gouverner. Il y a celles qui ne sont
point mariées, lamentable chœur, laides ou pau-
vres en général, parfois touchantes et douces,
qui descendent sans bruit et toutes seules la
pente de la vie, peu aimées d'ordinaire, tiède-
ment aimées quand elles le sont, reléguées à
Tarrière-rang des affections humaines comme
elles le sont sur les banquettes dans le tumulte
d'un bal.
Que peut-on aimer, si l'on n'a rien à soi, ni
mari, ni enfant, ni maison à gouverner ? Car l'on
n'aime vraiment que ce qui vous appartient, ou
vous aime en retour. Vous avez beau comniander
EUGÉNIE DEGUËRIN. 57
chez votre père, vous n y commandez que comme
intendant. Vous avez beau vous plaire avec les
eiifants d'aulrui, vous n'êtes que leur camarade
ou leur institutrice. Passe encore pour une An-
glaise ou une Genevoise, qui peut se faire doc-
leur, faute d'avoir voulu ou pu être femme. Mais
• • • •
les goûts plus délicats d'une Française se refu-
sent à des études qui veulent avant tout la raison
positive et un sens pratique ; même les laides
dans notre pays restent femmes, artistes, veux-
je dire, et s'entendent moins à discuter la ques-
tion de Tesclavage qu'à nouer un fichu ou un
ruban.
Mademoiselle de Gùérin n'eut, il est vrai, ni
mari ni enfants, mais en revanche son frère
Maurice l'apprécia, Taima. Il la traita d'égal à
égale, fit d'elle sa meilleure amie, lui prouva
» - • •
qu'elle méritait tout ensemble l'admiration et
<■ ' • • • ■ '
l'amour.
Je vais parler un peu longuement de lui ; il en
est digne et ce ne sera pas quitter la sœur que
• . • • •
de faire connaître le frère. Certainement il était
la meilleure partie d'elle-même ; et si elle lisait
aujourd'hui ces pages, elle serait contente de se
voir oubliée pour lui. Elle aurait voulu se perdre
4
ZS EUGÉNIE DE GL'ÉniN.
dans sa gloire ; c'est le plus noble et le plus na-
turel instinct des femmes de s'effacer derrière
celui qu'elles aiment : elle eût été contente de
disparaître du souvenir des hommes pourvu
qu'il y eût vécu.
Maurice de Guérin était le dernier venu, le
Benjamin^ l'enfant gâté de la famille, tout délicat
et tout frêle, avec des nerfs de femme, des dé-
dains d'artiste, des souhaits et des insouciances
d'homme de génie. 11 avait une santé faible et
cette sorte de tristesse inquiète que parfois l'on
remarque chez les personnes destinées à mourir
jeunes. Quoique cadet d'une famille déjà nom-
breuse, sa venue y avait apporté la joie, on lui
avait fait un baptême pompeux, plein de fêtes,
avec plusieurs marques de préférence et de dis-
tinction. Sa sœur, alors âgée de cinq ans, aimait
à le bercer, et dans le sentiment de protection
enfantine qu'elle lui témoigne, déjà Ton décou-
vre le germe d'une affection tendre. Elle était un
peu jalouse toutefois, non de lui, mais des ca-
resses qu'une mère garde toujours pour le plus
jeune.
« Je nie souviens que tu me rendais quelquefois
jalouse, lui dit-elle plus tard, que j'enviais les ca-
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 59
resses, les bonbons, les baisers que tu avais de plus
que moi. C'est que j'étais un peu plus grande, et je
ne savais pas que l'âge lit changer l'expression de
Tamour, et que les tendresses, les caresses, ce lait
du cœur, s'en vont vers Ifes plus petits. Mais mon ai-
greur ne fut pas longue, et dés que la raison vint à
poindre, je me mis fort à t* aimer, ce qui dure encore.
Maman était contente de cette union, de cette aftec^
tion fraternelle, et te voyait avec charme sur mes
genoux, enfant sur enfant, cœur sur cœur, comme â
présent, les sentiments grandis seulement. »
Cinq ou six ans plus tard, sa mère mourante
lui recommandait le petit Maurice. Elle nous le
représente comme un enfant intelligent et pré-
coce, en même temps qu'imaginatif et rêveur. Il
aimait surtout à apprendre l'histoire, et à neuf
ans passait la moitié de ses récréations à lire
RoUin. Des malheurs de famille avaient de bonne
heure accru sa sensibililé nerveuse et il recher-
chait volontiers les émotions tristes. Ses distrac-
tions étaient sérieuses : il aimait à accompagner
le curé chez les malades et employait ses loisirs
à improviser des sermons debout dans une sorte
de grotte en forme de chaire au pied de laquelle
son frère et sa sœur venaient l'écouter.
« A six ans, écrit-il, je n'avais plus de mère. Témoî
40 EUGÉNIE DE GUÉRIN.
dee longs regrets de mon père, souvent environné de
Silènes de deuil, je contractai peut-être l'habitude de
la tristesse. Retiré à la campagne avic ma famille,
mon enfance fut solitaire. Je ne connus jamais ces
jeyx ni; cette joie bruyante qui aecompàgnent nos
prjemières* années. J'étais le seul enfant qu'il y eût à
)a maison, et lorsque mon âme avait reçu quelque
impression, je n'allais pas la perdre et l'effacer au
milieu des jeux et des distractions que m'eût procu-
rés la société d!un autre enfant de mon âge. Hais je
la conservais tout entière, elle se gravait profondé-
ment dans mon âme et avait le temps de produire
son effet. » ' ' * •
Dans cet état d'esprit, volontiers il se repliait
sur'lui-même, s'isolait, se réfugiait sous quel-
• • • « - • ... . .
que arbre d'où on l'apercevait contemplant la
canapagne ou le ciel. Dès cet âge on le voit atten-
lif à tout ce qui s'y passe, et le morceau suivant
> -• - < ■
qu'il écrivit à onze ans le montre déjà animé du
, .••..-• »... i».^. <
sentiment original et puissant qui plus tard pro-
*. .. « \t.^...,\^. _..»-'w« •
duisit le Centaure.
i Oh ! qu'ils sont beaux ces bruits de la nature,
ces bruits répandus dans les airs, qui se lèvent avec
le soleil et le suivent, qui suivent le soleil comme un
grand'concert suit un Roi.
« Les bruits des eaux, des vents, dés bois, dés
monts et dés vallées*, les roulements dés tonnerres et
ËUGËNIE DE GUÉRIN. 41
des globes dans Tespace, bruits magnifiques auxquels
se mêlent les fines voix des oiseaux et des milliers
d'êtres chantants ; à chaque pas, sous chaque feuille,
est un petit violon. . / \ '
« r... Comme les jours d'été en sont pleins! Quels
retentissements lorsque les. campagnes éclatent de
vie et de jôié comme les grandes jeunes filles ; lors-
que de tous CQtés «'élèvent rires et chansons, cadence
de fléaux sur Taire, avec accompagnement de ci<
gales, et* le soir, les tintements des, cloches, r-4wjfrftt5
qui àniîonce Dieu parmi nous ! . . . . . . .
«• Entendez-vous ces battements de feuilles qui
s'agilent comme de petits éventails, ces [sifflements
des roseaux, ces balancements des lianes, escarpo-
lettes des papillons, et ces souffles harmonieux et
iiiexprimables que font sans doute les anges gardiens
des champs, ces anges qui ont pour chevelure des
rayons, de. soleil. . ... .... ... . . .
* a Je vais toujours les écoutant... je tends Toreille
à leurs mille voix, je les suis le long des ruisseaux,
yècoptê dans le grand gosier des abiraes, je monte
ati sommet des arbres, les. cimes des peupliers me
balancent par-dessus le nid des oiseaux. »
Peu après, suivant le désir de son père et le
sien, il partait pour Toulouse, afin d'entrer
comme: élève au petit séminaire. Les familles
nobles, dans le Midi, en usent souvent ^insi,
sans pour cela destiner leurs enfants à <étre
4.
49 EUGÉNIE DE GUÉRIN.
prôtres. Néanmoins le jeune Maurice, élevé dans
des sentiments religieux et ayant eu jusque-là le
curé pour précepteur, avait du goût pour cet
état, et se distingua si bien que deux évoques
écrivirent à son père pour offrir de se charger
de lui. Les choses en restèrent là, et à treize ans
il quittait le petit séminaire pour aller à Paris .
faire ses éludes au collège Stanislas. Il y vécut
cinq ans enfoncé dans le latin et le grec, et ne
revit le Cayla qu a dix-huit ans, triste déjà, et
découragé; mais on n'est pas en droit de faire
fonds sur ces mélancolies précoces : c'est l'âge
où tout adolescent croit faire preuve de génie -
en se disant désabusé, et de virilité en fumant
des bouts de cigares.
Le peu de détails recueillis sur sa vie de col-
lège nous le montrent écolier studieux, sérieux,
réservé. L'étude de l'antiquité surtout lui plai-
sait. D'ailleurs, il était d'un caractère timide
jusqu'à en perdre l'assurance devant ses cama-
rades, et par là l'aisance de la parole. Il n'en
avait pas moins un certain fonds d'orgueil, et le
vague sentiment d'impuissance qui gâta sa vie
déjà le tourmentait.
« Je crois, dil-il, que la cause de mes souffrances
EUGÉiNIE DK GUÉRIN. 43
se trouve dans mon orgueil, dans un profond senti-
ment de ma misère, dans ma réflexion qui n'est
jamais en repos, enfin dans mes passions et ma con-
science. Mon orgueil n'est pas cette fierté indomptable
qui ne reconnaît pas de maître et qui veut tout voir
à ses pieds, sans jamais plier elle-même. Mon orgueil
se repaît de louanges ; il est même avide de célébrité,
et plus sensible à un mépris qu'à toute autre injure.
Mais à côté de ce vice, la Providence a placé un sen-V
timent aussi fort, aussi profond : c'est le sentiment .
de ma misère et de mon néant. C'est du combat de )
ces deux éléments contraires que naît une partie de '
mes douleurs. »
« Nul ne pense plus de mal de moi que moi-
même, » ajoule-t-il plus bas. La pesanteur de
cette vie de collège le comprimait et aussi Tétroi-
tesse des études, « ce long acharnement à la
lettre morte, » comme il l'écrit plus tard à pro-
pos de l'éducation classique en France comparée
à celle d'Allemagne.
a J*ai consumé dix ans dans les collèges, et j'en
suis sorti emporlant avec quelques bribes de latin et
de grec, une masse énorme d'ennui. Voilà à peu pr s
le résultat de toute éducation de collège en France.
On met aux mains des jeunes gens les auteurs de
l'antiquité ; c'est bien. Mais leur apprend-on à con-
naître, à apprécier l'antiquité? Leur a-t-on jamais dé-
44 EUGÉNIE DE GUÉRIN.
veloppé les rapports de ces magnifiques littératures
avec là nature, avec les dogmes religieux, les. sys-
tèmes philosophiques , les béaui-arts, la civitisation
des peuples anciens? A-t-on jamais mené leur intelli-
gence par ce bel enchaînement qui lie toutes les
pièces de la. civilisation d'un peuple, et eh fait un
superbe ensemble doiit tous les détails se touchent,
se reflètent, s'expliquent mutellemeht? Quel profes-
seur, lisant à ses élevés Homère ou Virgile, a déve-
loppé la poésie de V Iliade ou de VÉnéide par la
poésie de la nature sous le ciel de la Grèce ou de
rilalie? Qui a songé à commenter réciproquement
les poètes par les philosophes, les philosophes par les
poètes, ceux-ci par les artistes, Platon par Homère,
Homère par Phidias? On viole ces grands génies, on
disloque une littérature et Ton vous jette ses mem-
bres épars, sans prendre la peine de vous dire quelle
place ils occupaient, quelles relations jls entrete-
naient dans la grande organisation d'où on les a dé-
tachés. »
Son imagination excitée par le travail lui pla-
çait souvent devant Tésprit lès images lès plus
lugubres. En rêve, il voyait des cadavres, des
tombeaux; éveillé, il craignait de mal faire, de
manquer à ses devoirs, de ne contenter ni soi-
même, ni ses maîtres.
De ces inquiétudes naquit le besoin de les con-
ËUGÉiNIË DE GUÊRIN. Ab
fier, et il songea à sa sœur Eugénie qu*il n'avait
pas vue depuis cinq ans. Cette sépacatibn à Tâge
où lés sentiments n'ont pas encore dé raciiiés
bien profondes lés avait éloignés l'un de l'autre.
jMais sous ce passager oubli subsistait un germe
d'affection tendre qui chez Maurice n'attendait
que l'adolescence pour éclore. C'est alors que
commença entre eux cette correspondance que
la mort seule interrompit. On sent comme les
fiançailles de deux âmes à .travers la lettre par
laquelle Maurice engage ce' commerce d'épân-
chement*. Il lui parleide Tindéci^ion de son ca*
ractère, des luttes de la'vie qu'il ne se sent pas
le courage de soutenir seul, de son estime pour
elle; 11 lui demande aussi ses conseils, son ap*
pui, lui explique pourquoi c'est, le sien qu'il a
efaoisi» «.Tu es, » lui dit il,'« celle de foute la
famille dont le caractère est le plus conforme au
mien, autant que j'ai pu en juger par tes pièces
de vers, tous empreints d une douce rêverie,
d'une sensibilité, d'une teinte de* mélancolie
enfin qui fait, je crois, le fond de mon carcc-
tère. » ^ . -
, Cette mélancolie dont il parle tient un peu, il
faut bien le dire,* du Werthérisme de l'époque.
46 EUGÉiNIE DE GUÉRIN.
ses lettres sont pleines d'aspirations vers le ciel,
rinfini, de réflexions tantôt résignées et tantôt
désespérées sur le néant de la vie. L'amertume
d'un Byron au petit pied s*y fait parfois sentir,
les soupirs naissants de Lamartine viennent s'y
mêler aux chagrins à demi éteints de René : tout
cela parsemé de digressions savantes où Platon
et Homère se coudoient. Mais à travers la redon-
dance de ces phrases ampoulées perce un senti-
ment vrai, on sent Teffort d'un esprit distingué
qui cherche à se dégager. Ce n'est pas chose
facile, en 1850, moment mémorable où « roya<
listes, libéraux, romantiques, classiques, tout se
mêle, s*entre-choque, se combat et donne au
monde le spectacle le plus curieux et le plus
burlesque. » Le matin il lisait F aust, dévorait
Byron ; le soir il enjambait les débris d'une bar-
ricade et allait rire à une représentation d'Hor-
nani.
VIII
Malgré quelques tirades libérales qui sont de
rigueur chez les jeunes gens d'alors, au fond
il était resté Guérin, c'est-à-dire gentilhomme
EUGÉNIE DK CUÉRIN. 47
et catholique. Le droit qu'il avait plusieurs fois
quitté et repris, ne lui plaisait guère. Il venait
d'avoir vingt ans et se sentait vivement ajtiré par
le catholicisme fervent de M. de Lamennais, qui
ne s'était pas encore brouillé avec Rome. Mais
avant de partir pour La Chênaye il revit le Cayla
et fit, accompagné de sa sœur, le petit voyage
pendant lequel pour la première fois il aima.
Un premier amour se dérobe volontiers dons
les profondeurs du souvenir. Maurice y ensevelit
le sien, et deux ou trois traits échappés à sa
plume seuls pcrmellenl d'ciitrevoir la robe
bleue de cette Louise, « qui passait rapidement
dans la bnime et disparaissait dans ces ténèbres
blanches, comme Toiseau azuré qui file si vile
le long des étangs et des ruisseaux. » Mais les
sons de sa voix argentine, silver sweet sounding
comme il le dit ailleurs, hantèrent longtemps
son esprit comme un rêve, et bien des années
après il entendit encore leur écho affaibli. On ne
possède guère de détails sur l'origine et le dé-
noûment de cet amour; une lettre seulement,
écrite bien plus tard, soulève un coin du voile,
et éclaire d'une flamme subite un profil original.
C'est à propos de vers sur Tamitié que sa sœur
48 EUGÉiNIE DE GU^RIN.
adresse à une amie, vers qu'il n'approuve point,
parce que c'est « râmitiè générale, T'aihitié ab-
straite, et point raihitié de Louise. » '
« J'aurais voulu, dit-il, que dans une. causerie
en vers adressée à ton amie, tu lui eusses exposé
tout ce qui fait en elle le charme de Tamitié ; que tu
lui eusses parlé de la tournure vive, piquante, jbrigi-
nale de ses lettres ; de son âme ardente, passionnée,
capricieuse, sévignéenne; de Rayssac, des montagnes,
de sa vie isolée, de tout l'ensemble de son existence
extérieure et intime. »
Bientôt après, tout meurtri, il partait pour La
Chênaye, où il apportait un grand désir de soli-
tude et de calme. A l'exemple des amis qu'il y
rencontra, de ses condisciples, jeunes geîis qui
appartenaient presque tous à la noblesse bre-
tonne, il devint catholique fervent et participa
avec ardeur aux pratiques de la vie religieuse.
Neuf mois durant il y riiena une vie dé bénétlic-
tin, toute de méditation et d'étude, ne quittant
sa cellule qu'aux heures de réunion et pour
faire de longues promenades à pie'd dans' les
bois. Sa faible santé se rétablit, lé charme au-
stère du cloître l'enveloppa et l'apaisa, ses
forces longtemps comprimées se redressèrent
EU«^£mi: DE GUËRIN. 4U
sous ta saine discipline de Tétude, parmi; les
causeries intelligentes; aja souilQe de lX)céan qui
aux jours de tempête envoyait jus(fu;à lui ses
grands murmures. ' : :
IX
•■n '
< «
La ferfnelare die' la maison, les' mesures prisés
contre M. de Lamehnais le lancèrent de nouveau
en plein tumulte parisien- après un séjour de
plusieurs semaines, au bord de la m.^r chez un
ami breton, qui comAie lui était poète et attaché
aux croyances calholiquos. Sur la foi de quel-
ques essais IHtérairés, on lui avait conseillé de
retourner à Paria ffoul* lâcher- de s'y faire un
nom. Il y arriva plein d'espoir; muni de quel-
ques bonnes recommandations. > C'est avec un
frémissement de plaisir. que je saisissais ma
plume de journaliste,' » dit-il. Mais cet enthou-
siasme dura peu; il éprouva le mauvais vouloir
des uns, l'impuissance dés autres, et des lettres
datées de i^a pauvre chambre' a vingt francs par
mois nous le montrent sans cesse ballotté entre
l'espoir et la crainte, le découragement et l'illu-
sion. 11 voulait devenir critique et espérait ob-
5
50 EUGÉNIE DE GUÉRIN.
tenir l'entrée de quelques feuilles légitimistes
en qualité de rédacteur. Mais les nouveaux noms
effrayent ; les uns reconduisaient net; d'autres,
mieux appris ou plus adroits, repoussaient ses
offres par des promesses vagues, ou de vains
prétextes. « Je vis, dit-il, l'accès des journaux
fermé et gardé par l'égoïsme qui veille à la porte
de toutes les places pour en défendre l'approche
aux pauvres jeunes gens qui arrivent à Paris le
cœur plein de naïves espérances. »
Enfin, il parvint à faire insérer quelques arti-
cles dans la France Catholique^ revue assez peu
connue; il les donna d'abord pour rien, puis à
raison de six francs par colonne, et de plus avec
le droit de recevoir gratis le journal. Il écrivait
tout joyeux à ses parents de cesser leur abonne-
ment, lorsqu'il se trouva qu'on ne lui envoyait
que des épreuves non timbrées que la poste n'ac-
ceptait pas. Cependant il fallait vivre, et son père
s'impatientait de ces attentes toujours déçues \M
situation des siens ne lui permettait pas de vivre
plus longtemps à leur charge. « Toujours obligé
d'emprunter mon existence, » écrit-il, « les
lèvres de Tenfant qui vient de naître ont assez
d'énergie pour sucer la mamelle^ et moi^ au
*\
y
EUGÉME DE GUËRIN. M
plus fort de la jeunesse, je n'ai pas assez de
vigueur pour gagner ma subsistance, pour pom-
per un peu de vie. » Il chercha à se créer des
ressources personnelles, pria, sollicita, visitia.
Faute de place pour ses articles, il tâcha d'obte-
nir des répétitions, voulut enseigner le latin aux
petits garçons. Tous les détails de cette vie pré-
caire, anxieuse, et de ces courses tant de fois inu-
tiles, sont amers. Il y a tel jour, entre autres,
où on renvoie à Versailles pour une place de pro-
fesseur : quatre heures de classe par jour, les
salles d'étude, les récréations, les promenades
à surveiller, le tout appointé de quatre cents
francs, un peu moins que les gages d'une bonne
cuisinière. Une place de professeur d'histoire au
collège de Juilly lui échappe, et, d'échec en
échec, il se décide à aller frapper à la porte de
Stanislas, son ancien collège. C'était à l'époque
des vacances. On lui ouvre, et il y fait une classe
aux élèves qui restent, avec la perspective de
garder pied dans la maison, comme professeur
suppléant, fonction de peu de poids, mais qui
vaut le vivre et le couvert. Ces espérances man-
quèrent, et il en fut réduit à remplacer le pro-
fesseur de cinquième, qui avait demandé un
52 EUGÉNIE DK GUÉRIN.
congé d'un mois. « Je le remplace et je gagne
cent francs à cette besogne, » écrit-il. «-Je me
suis mis en qiiête de répétitions, et j'ea ai ren-
contré quelques-unes...; classes et répétitions
remplissent ma journée depuis .sept heures et
demie du matin jusqu'à neuf heures et demie
du soir. Je couche chez mon cousin. Le diner du
• • • . ,
collège me tient lieu du déjeuner, et je m'en
vais dîner, sur leisôiry à vingt-quatre sous,
comme un débutant. » La longueur des courses,
la diversité des tâches lui preiïaiént la meilleure
partie de ses journées^ Son propre travail en souf-
frait, à peine si çà et là il trouvait encore le loisir
de faire quelques vers, d'ébaucher un article.
« Je souffre de grands dommages dans les soins
matériels ; mon fleuve se perd dans les sables.
Je n?ai presque pas de réserves dans cette im-
mense usurpation de la subsistance journalière
j sur le temps de la- pensée j et je prévois que dans
I ma vie il me faudra toujours jeter de cette divine
i proie à la cruelle nécessité. » Cependant las de
1 toujours se débattre, il avait fini par subir avec
« une sorte de résignation inerte, » les élans et
tes çorilre-coups de tant d'espérances excitées,
puis frustrées, et s'êstîmûît heureux quand il
EUGÉNIE DE GUÉltliN. 55
avait de Teau à sa soif et du pain à sa faim. Du
moins il le disait; mais sous ce train de vie
active, sous cet essoufflement sans trêve de
rhomme extérieur, sa pensée coulait toujours.
« Il ne la sent prise que sur les bords, » et
comme' lui-même il le dit : « au large, rien n*y
louche, nul n'y puise, rien ne s'en va de ses
flots que par l'évaporation continuelle de son
onde aspirée par une puissance inconnue. »
Les lettres de sa sœur Eugénie venaient sou-
vent lui apporter des paroles tendres et conso-
lantes, l'encourager, le fortifier. Leur corres-
pondance s'était renouée à sa sortie du collège,
et depuis ils n'avaient plus cessé de s'écrire.
Mais, comme des lettres trop volumineuses eus-
sent été trop coûteuses, elle avait encore imaginé
un autre moyen : c'était d'inscrire, au grand
complet, sui? un petit cahier, ce qui tient trop
de place dans une lettre, longues réflexions et
petits événements, tout le trop-plein de la vie
et du cœur. Ce cahier rempli s'en allait à Paris,
comme et quand il pouvait, dans la poche d'un
5.
54 LUGÉNIE DE GUÉRliS.
ami, ou côte à côte avec un pâté destiné à Mau-
rice.
Rien de plus propre à entretenir la sympathie
entre la sœur et le frère. Pour bien des choses,
leur esprit semblait formé sur un môme moule,
souvent ils sentaient et s'exprimaient de môme,
surtout à propos de poésie et de campagne. L'a-
nalogie de leurs goûts frappe aussi; presque
partout on reconnaît deux branches d'arbre sor-
lies du même tronc, difierentes seulement par
la puissance et l'étendue du feuillage. On remar-
quait les mêmes ressemblances dans leurs juge-
ments et dans leur style. « Nous nous ren-
controns partout comme les deux yeux, » lui
dit elle. « Ce que tu vois beau, je le vois beau;
le bon Dieu nous a fait une partie d*àme bien
ressemblante à nous deux. » Elle disait vrai, et
cette conformité d'esprit ne contribuait pas mé-
diocrement à activer leurs entretiens. Néan-
moins un sentiment bien plus fort Ty engageait :
sentiment d'affection tendre, de prévoyance in-
quiète, presque maternelle.
« Quand tout le monde est cccupé et que je ne siiiç
pas nécessaire , je fais retraite et vicrs ici à toute
heure pour écrire, lire eu prier. J*y mets aussi ce qui
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 55
se passe dans Tâme et dans la maison, et de la sorte
nous retrouvons jour par Jour tout le passé. Pour moi
ce n'est rien, ce qui se passe, et je ne récrirais pas ;
mais je me dis : « Maurice sera bien aise de voir ce
que nous faisions pendant qu'il était loin et de ren-
« trer ainsi dans la vie de famille, » et je le marque
pour toi. »
Bien qu'elle ignorât le monde, mademoiselle
de Guérin soupçonnait les dangers qu*y court la
foi d'un chrétien. Elle connaissait l'esprit indé-
cis de son frère, son penchant vers les doctrines
nouvelles, son attachement exalté pour M. de
Lamennais. Je ne sais quel instinct secret l'aver-
tit qu'il ne prie plus, et elle le supplie de revenir
à la prière. « Que t'en coûterait-il ? ton âme est
naturellement aimante, et la prière, qu'est-ce
autre chose que Tamour? Un amour qui se ré-
pand de Tâme au dehors, comme l'eau sort de
la fontaine. Tu comprends^cela mieux que moi, »
ajoute-t-elle naïvement. Une autre fois elle lui
demande, si le soir, avant de s'endormir, il
trempe, comme jadis, son doigt dans la coquille
d'eau bénite.
a Tu ne la prends plus là, je crains bien, ton au-
mône. Où la prends-tu? Qui sait? Le monde où tu
5G EUGÉNIE DE GUËRIN.
vis maintenant est-il assez riche pour tes nécessités?
Maurice, si je pouvais tè ft^ire passer quelques-
unes de mes pensées là-dessus, t* insinuer ce que
je crois et ce que j'apprends dans les livrés de
piété,ces beaux reflets . de rËvaiigile. Si je pouvais
te voir chrétien!.., je donnerais vie et tout pour
cela ! »
»
Sans doute, elle le 'désirait; cependant à tra-
vers l'ardeur ^e ces supplications perce encore
; iine autre crainte, on sent l'atigoisse plus hu-
maine d'un cœur qui veille sur son trésor. Elle
devinait ce qu'elle ne voyait pas, ce que nul
fivre, nulle expérience ne lui avait appris, les
dangers que court un jeune homme ; le bruit des
passions ne s'éteint point dans la grande ville
où elles s'agitent ; comme un grand ouragan, on
Tes. entend gronder à distance : ce tumulte du
cœur, même lorsquMl semble trop lointain pour
qu'on l^entende, traverse l'espace et parvient
jusqu'aux retraites ies plus écartées. Les pas-
sions funestes, elle le savait, prennent volontiers
leur proie parmi les nobles esprits, se plaisent
à les détruire. Quelque attachement indigne
pouvait lui ravir la confiance de son frère, le lui
enlever. Un sentiment aussi fort que le sien se
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 57
noui^rit d'angoisses, veut tout deviner, tout voir,
tout prévoir.
« M. le curé sort d'ici et m'a laissé une de tes let-
tres, qu'il m'a glissée furtivement dans la main au
milieu de tout le monde. Je lui ai tremblé tout
doucement un merci, et, comprenant ce que c'était,
je suis sortie et suis allée la lire à mon aise dans la
garenne. Comme j'allais vite, comme je tremblais,
comme je brûlais sur cette lettre où j'allais te voir,
enfin ! Je t'ai vu, mais je ne te connais pas ; tu ne m'ou-
vres que la tète, c'est le cœur, c'est l'âme, c'est
l'intime, ce qui fait ta vie, que je croyais voir. Tu
ne me montres que ta façon de penser. Tu me fais
monter, et moi je voulais descendre, le connaître à
fond dans tes goûts, les humeurs, tes principes, en
un mot faire un tour dans tous les coins et recoins
de toi-même. »
Évidemment Maurice, alors perdu dans ies
distractions d'une vie affairée et mondaine, ne
pouvait satisfaire à ces exigences, ni même tou-
jours les comprendre. Il ne pouvait mesurer
toute l'étendue du sentiment qui loin de lui
la tourmentait, obsédait sa vie d'anxiétés et de
terreurs.
« Que Dieu te donne une bonne nuit, lui dit-elle.
)
58 EUGÉME DE GUÉRIX.
Je ne m'er.dcrs jamais sans m'occuper de ion som-
meil. « Qui sait, me dis-je, si Maurice est aussi bien
« qu'il le serait ici, où je lui ferais faire son lit? Qui
« sait s*il n'a pas froid? Qui sait? et mille autres ten-
i dresses trop tendres. »
Caprice étrange ! elle se cachait pour lui écrire,
elle répugnait à rendre les autres témoins de
ces épanchements. L'amour fraternel lui ensei-
gnait les ruses de l'autre amour. Un livre pré-
paré d'avance cachait la feuille commenoée aux
regards des indiscrets, ou bien encore elle fai-
sait deux lettres. Tune dessus, l'autre dessous,
causait avec lui à la fois officiellement et intime-
ment. Parfois en lui écrivant elle s'oubliait, pas-
sait la nuit sans qu'elle y prit garde.
c L'aurore a paru que je me croyais à minuit ; il
était trois heures, pourtant, et j'avais vu passer bien
des étoiles, car de ma table je vois le ciel, et de
temps en temps je le regarde et le consulte ; et il me
semble qu'un ange me dicte. D'où me peuvent venir,
en effet, que d'en haut, tant de choses tendrifs,
élevées, douces, vraies, pures, dont mon cœur s'em-
plit quand je te parle ! Oui, Dieu me les donne et je
te les envoie. Puisse ma lettre te faire du bien ! Elle
t* arrivera mardi ; je l'ai faite la nuit pour la faire jeter
à la poste le matin, et gagner un jour. J'étais si
EUGENIE DE GUERLX. 50
pressée de te venir distraire et fortifior daiîs cet état
de faiblesse et d*eiinui où je te vois ! Mais je ne le vois
pas, je Taugure d'après tes lettres et quelques mots
de Félicité. Plût à Dieu que je pusse le voir et savoir
ce qui te tourmente ! Alors je saurais sur quoi mettre
le baume, tandis que je le pose au hasard. Oh! que je
voudrais avoir de tes lettres ! Écris-moi, parle, expli-
que-toi, fais-toi voir, que je sache ce que tu souffres
et ce qui te fait souffrir. Quelquefois je pense que ce
n*est rien qu'un peu de cette humeur noire que nous
avons, et qui rend si triste quand il s'en répand dans
le cœur. Il faut s'en purger au plus tôt, car ce poi-
son gagne vite et nous ferait fous ou bêtes. On ne
désire rien de beau ni d'élevé. Je sais quelqu'un qui,
dans cet état, n'a d'autre plaisir que de manger, et
d'ordinaire c'est une âme qui lient peu aux sens. Cela
fait voir combien toute passion nous bestialise. C'en
est une que la tristesse, et qui consume, hélas! bien
1 des vies. Je regarde à peu près comme perdus ceux
quelle pcssède. Faut-il remplir un devoir, impcs-
sible. Ce sont des hommes tristes, ne leur demandons
rien, ni pour Dieu, ni pour eux-mêmes, que ce que
leur humeur voudra, i
XI
Elle avait mis le doigt sur la plaie. La tris-
tesse innée et insurmontable, voilà le mal qui le
GO EUGKME DE GUÉRIN.
minait. Un jour, essayant d'écrire sa vie en rac-
courci, il la définit' ainsi : « Une alternative d e-
lans et de défaillances, d'emportements d'ima-
gination et de prostrations d'âme, de rêves fous
à force d'ardeur, de refroidissements déso-
lanls. » Cela était vrai : il se laissait troubler
par de petites choses, un rien venait le gêner et
le déconcerter. Ses jambes voulaient plus d'es-
pace qu'elles n'en pouvaient parcourir ; la meil-
leure partie de son énergie s'en allait en sueurs.
« Il y a au fond de moi je ne sais quelles eaux
mortes et mortelles, comme cet étang profond où
périt Sténio le poète, » disait-il. Sans cesse il se
plaint de son impuissance, gémit sur les lacunes
de son esprit. Ces plaintes sont fondées. Il a
l'impression qui ébauche et commence, non la
force qui bâtit et achève. Le travail de la pensée
se fait lentement chez lui, l'intelligence des
choses lui vient moins par étude que par intui-
tion.
Plus volontiers qu'un autre, l'enfant débile
recherche les embrassements de sa mère. Serré
contre son sein robuste il se sent plus fort,
croit sentir quelque chose de sa vigueur couler
en lui. Pour Maurice, cette mère fut la nature;
EUGÉNIE DE CUÉRIiN'. Cl
de bonne heure elle l'allira et l'enivra. Personne,
peut-être, n'a jamais senti plus vivement ses
forces réparatrices, ni plongé avec plus de fou-
gue et plus avant dans son large sein. Il y plon-
gea jusqu'à s'y épuiser, jusqu'à perdre dans ces
étreintes ses dernières forces.
a Je* travaille peu, dit-il dans une lettre écrite de
la campagne , les impressions amollissantes de la
campagne et mes habitudes en sont la cause. Le sur" ^
croît de vie que je puise ici, au lieu de déborder au
dehors, demeure contenu au dedans faute d'issue, se
porte au cœur et à la tête, et les fait en quelque sorte
délirer tous les deux. Au lieu du travail extérieur qui
conserverait mes forces par un sage exercice, je
me livre avec fureur à un travail interne dont le
fruit est Tépuisement. Tout cela est vrai ; je me le
reproche, je le confesse ; mais j'aime mon péché
et, par conséquent, ne suis pas près de me con-
vertir. »
Ce péché, si péché il y a, datait chez lui de
loin, et, comme on l'a pu voir, il s*y livrait avec
emportement dès Tenfance. De bonne heure, il
imagine ce « contact enlrc la nature et l'homme,»
il déplore que « pourvus seulement de l'intelli-
gence des formes extérieures, nous manquions
de celle qui nous révélerait le sens intime de la
6
C2 EUGÉNIE DE CUÉRIN.
beauté en tant qu*éternelie et participant à Dieu.»
Ailleurs il parle de « faux rapports » entre les
créatures et son âme, dit qu'il souffre, parce
que la création lui refuse ses trésors de jouis-
sance et le repousse de son intimité à cause de
ces faux rapports, « Je me désolais dans une so-
litude profonde, la terre me semblait pire qu'une
île déserte et toute nue au sein d'un océan sau-
vage. C'était un silence à faire peur. Folie, pure
folie 1 II n'y a pas d'isolement pour qui sait pren-
dre sa place dans l'harmonie universelle et ou-
vrir son âme à toutes les impressions de cette
harmonie. Alors on va jusqu'où sentir presque phy-
siquement que ron vit de Dieu et en Dieu; l'âme
s'abreuve à perdre haleine de cette vie univer-
selle ; elle y nage comme le poisson dans l'eau. »
La vie universelle, telle est la grande image
toujours présente à ses sens, l'intarissable coupe
vers laquelle ses lèvres altérées sans cesse se
penchent. Il ne peut se lasser de contempler
« l'immense circulation de vie qui s'opère dans
l'ample sein de la nalure, cette vie qui sort d'une
fontaine invisible et gonfle les veines de cet uni^
vers. » Une preuve plus forte de l'intensité de ce
sentiment, c'est qu'il le confond avec celui de la
EUGÉNIE DE CUÉRIN. 65
Divinité, et change sans s'en douter les croyances
chrétiennes en un mythe grandiose, sorte de sa-
crifice eucharistique où Dieu et la nature vien-
nent se joindre, et auquel le cœur humain sert
d'autel. Mais il ne se contente pas de contem-
pler ; il a besoin de palper, d*étreindre. La su-
prême volupté pour lui serait de « pouvoir s'i-
dentifier au printemps, de pouvoir forcer cette
pensée au point de croire aspirer en soi toute la
vie, tout Tamour qui fermentent dans la nature,
de se sentir à la fois fleur, verdure, oiseau,
chant, fraîcheur, électricité, volupté, sérénité. Il
y a des moments, » ajoute-t-il, « où, à force de
se concentrer dans celte idée et de regarder fixe-
ment la nature, on croit éprouver quelque chose
comme cela. » Lui du moins il l'éprouvait. Ren-
tré dans Tordre universel, il ne se sentait plus
infirme, il trouvait de magnifiques expressions
pour en célébrer les lois.
« L'amour qui parle, chante, gémit dans une partie
de la création, se révèle dans l'autre moitié sous la
forme des fleurs. Toute cette floraison si riche de
formes, de couleurs, de parfums, qui resplendit dans
la campagne, c'est l'expression de l'amour, c'est l'a-
mour lui-même qui célèbre ses doux mystères dans
64 EUGÉME DE GUÉRIN.
le sein de chaque fleur. La branche fleurie, Toiseau
qui vient s'y percher pour chanter ou y bâtir son nid,
rhomme qui regarde la branche et l'oiseau, sont
mus par le même principe à divers degrés de per-
fection. »
S'étendant ensuite sur cette loi de dépérisse-
ment qui est liée à la loi de l'amour :
« Il n'y a plus de fleurs aux arbres, dit-il. Leur
mission d'amour accomplie, elles sont mortes, comme
une mère qui périt en donnant la vie. Les fruits ont
noué; ils aspirent l'énergie vitale et reproductrice
qui doit mettre sur pied de nouveaux individus. Une
génération innombrable est actuellement suspendue
aux branches de tous les arbres, aux fibres des plus
humbles graminées, comme des enfants au sein n a-
ternel. Tous ces germes, incalculables dans leur
nombre et leur diversité, sont là suspendus entre le
ciel et la terre dans leur berceau et livrés au vent
qui a la charge de bercer ces créatures. Les forêts
futures se balancent imperceptibles aux forêts vi-
vantes. La nature est tout entière aux soins de son
immense maternité. »
L'on comprend que tous ses souhaits tendent
vers elle, qu'il aspire sans cesse à se confondre
avec elle ; à cette idée il pousse un cri d*enthou-
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 65
siasme qui est à la fois Taveu de sa faiblesse et
l'éclat de son génie. - \ '
a La graine qui germe pousse la vie en deux sens
contraires. La plumule gagne en haut et la radicule
en bas. Je voudrais être l'insecte qui se loge et vit
dans la radicule. Je me placerais à la dernière pointe
des racines et Je contemplerais Taction puissante
des pores qui aspirent la vie ; je regarderais la vie
pas.ser du sein de la molécule féconde dans les pores
qui, comme autant de bouches, réveillent et l'attirent
par des appels mélodieux. Je serais témoin de l'a-
mour ineffable avec lequel elle se précipite vers l'être
qui l'invoque et de la joie de l'être. J'assisterais à
leurs embrassements. » • *
XII
Ce grand penchant vers la nature fit tout à la
fois son impuissance et sa force : son impuis-
sance, par la voluptueuse somnolence dans la-
quelle il s'assoupissait ; sa force, par l'élan de
passion magnifique qui un jour enfanta dix
pages impérissables, un chef-d'œuvre, le Cen-
taure,
Quoique le Centaure soit un poème, il n'est
point en vers, et c'est un bonheur ; les vers de
6.
66 EUGÉNIE DE GUËRIN.
Maurice ne valent guère mieux que ceux de sa
sœur. L'asservissement du rythme comprimait
sa large pensée, ce fut en prose qu'il écrivit son
poëme. On dit qu'une visite au musée des Anti-
ques en détermina le sujet, et sans doute con-
tribua à fixer en lui quelques traits d'une forme
encore flottante. Quant à cette forme elle-même,
d'autres sensations plus originales et surtout
plus vives ont dû la suggérer.
Le Centaure n'est point une copie d'après l'an-
tique, mais une œuvre véritablement antique,
primitive quoique moderne, image grandiose du
jeune monde, peinture de Thomme à la fois ani-
mal et Dieu, frère de la nature inférieure dont il
a gardé la naïveté et la force, et des puissances
universelles et sacrées dont il a gardé la noblesse
et la grandeur. Au premier abord, en plein jour,
cette puissante figure frappe comme un bloc in-
foripe ; on ne se rend pas bien compte de Fé-
trange impression qui a dû la produire ; pour
entrer dans la pensée de l'artiste, il faut la con-
fusion des ténèbres, les ombres du demi-jour.
Les masses et les formes alors se confondent et
se mêlent, flottent et s'ébranlent. Une invisible
vie vous entoure, vous caresse, vous pénètre. De
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 67
fraîches senteurs partout se dégagent, des ha-
leines suaves montent des eaux, sortent des
bois, s'échappent de la profondeur de la terre
comme la paisible respiration de Cybèle. Puis on
dirait qu'au bord de l'eau des épaules arrondies
écartent le feuillage frissonnant. L'air tiède
s'emplit de murmures, et dans des lointains
pâles, les grands rochers immobiles semblent
des colosses endormis sous le sourire des dieux.
C'est peut-être à une pareille heure que Mau-
rice de Guérin a cru voir s'avancer la forme
puissante, entendre résonner la voix grave du
divin animal qu'il a redressé devant nous. Par la
voix du Centaure il raconte l'origine des choses,
et les dieux antérieurs aux dieux d'Homère,
simples puissances enfermées dans la nature
vivante, vagues et majestueuses comme les om-
bres d'une nuit d'été. Gœthe dans son Iphigénie
nous montre la Grèce achevée et classique,
Guérin dans son Centaure là nature animale,
primitive, antédiluvienne, les premiers tâtonne-
ments de rinstinct et de la pensée humaine en-
core embarrassée dans la magniiicence et dans
l'encombrement de ses nouvelles créations. Dans
ce large univers qui déborde de plénitude, une
63 EUGÉNIE DE GUÉllLX.
même sève nouvelle anime les forêts, les mon-
tagnes, les animaux, tous les êtres, les rappro-
che comme des enfants sortis du même sein,
nourris aux mêmes mamelles. L'homme préci-
pité en avant par le même instinct et les mêmes
impressions qui lancent le cheval, puise sa vie
aux mêmes sources, et ne se trouve point diffé-
rent du noble camarade dont le regard est aussi
calme et aussi fier que le sien; l'un a deux
pieds, l'autre en a quatre, et c'est peut-être le
cheval qui est le supérieur. Regardez-le cet
homme primitif : son front ne s'est point courbé
sous l'effort de la pensée, son jarret souple, sa
large poitrine semblent faits pour bondir ou pour
lutter contre les flots. Pareillement ses sens
vierges dans leur primitive fraîcheur sont plus
subtils, il aperçoit la vie qui fermente sous l'é-
corce des chênes, et qui sommeille aux flancs
des rochers. Dans cet état de virile enfance, le
chêne qui végète à ses côtés, le ciel qui se creuse
au-dessus de sa tête, Tair qu'il respire devient
un Dieu ; il voit une divinité dans la source dont
l'humide embrassement rafraîchit ses membres;
par une création involontaire entre ces dieux
flottants et lui-même, il imagine une créature
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 09
intermédiaire, aux instincts grandioses et bruts,
aux divinations ébauchées et pénétrantes, et apei^*
çoit le tronc héroïque d'un homme qui se conti*
nue dans la poitrine frémissante d'un coursier.
Le coursier humain est né dans un antre pro-
fond, au plus épais de la montagne, il a grandi
dans les ténèbres, n'a longtemps connu du de-
hors que « la fraîcheur des vents qui y appor-
taient parfois des troubles Soudains. » On sent
avec l'artiste le trouble, les tressaillements qui
l'agitent quand « sa mère rentre, environnée du
parfum des vallées ou ruisselante des flots qu'elle
fréquentait. » « Son accroissement eut son cours
parmi ces ombres. » Au moment de les quitter,
il leur rend grâces, les bénit de lui avoir fait
goûter la vie toute pure, telle qu'elle lui venait
sortant du sein des dieux. « Quand je descendis
de votre aisile dans la lumière du jour, je chan-
celai et ne la saluai pas, car elle s'empara de moi
avec violence, m'enivrant comme eût fait une
liqiieur funeste soudainement versée dans mon
sein, et j'éprouvai que mon être, jusque-là si
ferme et si simple, s'ébranlait et perdait beau-
coup de lui-môme, comme s'il eût dû se disper-
ser dans les vents. »
70 EUGÉNIE DE GUÉKIN.
Il a gagné sa maturité ^ et désormais se mêle
de toutes ses forces au large flot de vie impé-
tueuse qui l'emporte à travers le courant des
fleuves, au delà des vallées et des monts. Il fend
l'air, traverse les bois, « suspend par la vitesse
de sa course la mobilité du feuillage attaché à sa
tête qui ne rend plus qu'un frémissement léger.
« Ainsi, dit-il, ma vie frémissait dans mon sein.
Je l'entendais courir en bouillonnant et rouler le
feu qu'elle avait pris dans l'espace ardemment
franchi. » Pour mieux la sentir, parfois, soudain
il retient son galop, s'arrête, demeure immo-
bile, comme frappé par la vue d'un abime ou
d'un Dieu. D'autres fois, il goût« dans la non-
chalance d'un demi-repos la volupté de se sentir
si puissant et si beau.
• Je me délassais souvent de mes journées dans le
lit des fleuves. Une moitié de moi-môme, cachée
dans les eaux, s'agitait pour les surmonter, tandis que
Tautre s'élevait tranquille et que je portais mes bras
oisifs bien au-dessus des flots. Je m'oubliais ainsi au
milieu des ondes, cédant aux entraînements de leur
cours qui m'emmenait au loin et conduisait leur
hôte sauvage à tous les charmes des rivages. Combien
de fois, surpris par la nuit, j'ai suivi les courants
sous les ombres qui se répandaient, déposant jusque
EUGÉNIE DE GUÉRIE. 71
dans le fond des vallées l'influence nocturne des
dieux î Ma vie fougueuse se tempérait alors au point
de ne laisser qu*un léger sentiment de mon existence
répandu par tout mon être avec une égale mesure,
comme dans les eaux où je nageais, les lueurs de
la déesse qui parcourt les nuits. »
Chaque mot exprime le langage orgueilleux
d'une force qui peut tout vouloir et tout oser.
« La tête inclinée au vent qui m'apportait le
frais, je considérais les cimes des montagnes de-
venues lointaines en quelques instants, les ar-
bres des rivages et les eaux des fleuves, celles-ci
portées d'un cours traînant, ceux-là attachés au
sein de la terre, et mobiles seulement par leurs
branchages soumis aux souilles de Tair qui les
font gémir. » « Moi seul, me disais-je, j'ai le mou-
vement libre, et j'emporte à mon gré ma vie de
Tun à Tautre bout de ces vallées. Je suis plus
heureux que les torrents qui tombent des mon-
tagnes pour n'y plus remonter. Le roulement de
mes pas est plus beau que les plaintes des bois
et que les bruits de Tonde ; c'est le retentisse-
ment du Centaure errant qui se, guide lui-même.»
Ce qu'il regrette surtout dans la vieillesse ce
sont les fleuves qui, lorsqu'il sortait de leur
n EUGÉNIE DE GUÉRIN.
sein, le « suivaient de leurs dons, l'accompa-
gnaient des jours entiers et ne se retiraient
qu'avec lenteur, à la manière des parfums. Pai-
sibles la plupart et monotones, dit-il, ils suivent
leurs destinées avec plus de calme que les cen-
taures, et une sagesse plus bienveillante que
celle des hommes. »
La sienne, mûrie par l'âge, se souvient du
temps où il espérait surprendre les secrets des
lieux, et sur ses lèvres parait le sourire étrange
•es grandes légendes primitives :
« Cherchez-vous les dieux, ô Macarée, et d*où sont
issus les hommes, les animaux et les principes du
feu universel? Mais le vieil Océan, père de toutes
choses, retient en lui-même ces secrets, et les nym-
phes qui Tentourent décrivent, en chantant, un
chœur éternel devant lui, pour couvrir ce qui pour-
rait s*évader de ses lèvres entr'puvertes par le som-
meil. »
Jeune, pourtant, il a entrevu les dieux; couché
sur le seuil de sa retraite, au soir, « des som-
mets nus et purs, tantôt il a vu descendre le
dieu Pan, toujours solitaire, tantôt le chœur des
divinités secrètes, ou passer quelque Nymphe
EUGÉME DE GUÉULN. 73
des montagnes enivrée parla nuit. » L'esprit des
dieux, venant à s'agiter, troublait soudainement
le calme des vieux chênes. En vain il a écouté,
espérant que la mère des dieux, trahie par les
songes, perdrait quelques secrets ; jamais il n'a
reconnu que des sons qui se dissolvaient dans le
souffle de la nuit, ou des mots inarticulés com-
me le bouillonnement des fleuves où il va bien-
tôt se perdre, car ses forces baissent, il décline
calme comme le coucher des constellalions. »
« Je reconnais que je me réduis et me perds ra-
pidement comme une neige flottant sur les eaux,
et que prochainement j'irai me mêler aux fleuves
qui coulent dans le vaste sein de la terre. »
On n'interrompt qu'à regret les dernières vi-
brations de ce magnifique accord. Une copie n'a
point cette force d'invention, d'émotion profonde,
cette sincérité, cet accent qui s'empare de la
vie, et va la surprendre à ses sources les plus
cachées. En vérité, à lire attentivement le Cen-
taurCj il semble que Ion parcourt les caractères
sacrés d'une sorte de Véda plus ancienne que
l'homme; c'est en sentant cette virginité du
monde primitif qu'il l'a l'etrouvé, et il l'a
retrouvé, par l'àme , non par les yeux . On ne
.<*-
71 EUGENIE DE GUERIN.
ranime point les choses antiques, comme le
veut M. Flaubert, avec des mots techniques et
des descriptions. Il faut comprendre, non les
dehors, mais les dedans, j'entends les senti-
menls étranges et disparus, tout ce que Guérin
a ressuscité dans le Centaure. Par là il nous a
transportés dans les anciens paysages, alors que
la terre était encore vierge, et que Thomme n'y
avait point imprimé sa trace. Avec lui, ici, et
sans effort nous revovons les cheveux flottants,
la poitrine soulevée des bacchantes et l'élan de
biche qui emportait les pieds des nymphes. Au
Théâtre-Lyrique, pinçant sa lyre dédorée, parmi
des figurants grotesques qu'éclaire un feu de
Bengale, je ne retrouve point Orphée; l'antiquité
n'a point laissé sa trace entre les plis d'un vieux
manteau, elle y a tout au plus laissé sa poussière.
Mais son souffle immortel traverse les siècles et
naguère encore agitait la chlamyde sous laquelle
respirait Rachel.
Je ne pense pas que Maurice de Guérin eût
fait utie seconde œuvre égale au Centaure, Sen-
tir n'est pas créer, il a eu une vision et il n'en a
eu qu une. Un fragment de lui, la Bacchante^
n'est après tout qu*utie superbe étude d'après
-H
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 75
Tantique. Mais le Centaure est à lui, et je crois
qu'il y a concenlré tout ce qu'il sentait, tout ce
qu'il savait, tout ce qu'il était, tout ce qu'il pou-
vait être. Sa pensée mûrie et mise au jour, il n'eut
plus, comme ces «fleurs dont les fruits ont noué »
(le mot est de lui), qu'à décliner et à mourir.
XIII
Mais auparavant il eut quelques mois de bon-
heur, marié à une jeune créole riche et belle,
appelée mademoiselle de Gervain. Une véritable
inclination l'attirait vers elle; néanmoins c'est
surtout au vœu de sa sœur qu'il avait cédé en
se mariant. Avec le sentiment si exclusif qu'elle
lui portait, ceci peut surprendre: on se demande
comment elle eut la force de vouloir ce mariage.
Elle eut cette force pourtant; d'autres l'ont eue
comme elle ; une brochure récente, que l'on re-
grette de* ne pas voir entre les mains du public,
montre au foyer d'un grand écrivain contempo-
rain une situation semblable, et donne la mesure
du dévouement dont sont capables certains cœurs.
Nulle marque de jalousie chez mademoiselle de
Guérin, pas même une trace de regret. Son seul
70 EUGÉNIE DE GUÊRIN.
tourment, c'est qu'avec le caractère indécis
qu'elle connaît à son frère, ce projet ne manque,
qu'il ne vienne de lui-même à renoncer à l'union
qu'elle juge propre à assurer son bonheur,
« Une lettre de Caroline, enfin! (sa fiancée.) Je sais,
j'entends, je lis que tu vas tout à fait bien. Quel
plaisir! Faut-il que je lise aussi : « Maurice est triste,
« il a un fond de tristesse que je cherche à dissiper, je
« le lis dans ses yeux... » Mon pauvre ami, qu'as-tu
donc, si ce n'est pas la fièvre qui t'accable? N'es-tu
pas content de ta vie, jamais si douce? N'es-tu pas
heureux auprès de cette belle et bonne enfant qui
t'aime, de votre union qui s'approche, d'un* ave-
nir?... Oh ! je crois que rien ne te plaît : un charme
goûté, c'est fini, c'est épuisé. Peut-être que je me
trompe, mais il me semble voir en toi je ne sais quoi
qui t'empoisonne, te maigrit, te tuera, si Dieu ne t'en
délivre. Que tu me fais de peine, que tu m'en fais! Si
je pouvais quelque chose à cela ! mais nous sommes
séparés! Tu me diras ce que tu as, ce que c'est que
celte tristesse que tu as emportée d'ici. Le regret de
nous quitter? C'est une peine, mais non dévorante ;
et puis quitter des sœurs pour sa fiancée, du doux
au plus doux, on se console. Je ne veux pas tant cher-
cher ni tant dire. Nous verrons, hélas! nous verrons.
J'ai de tristes pressentiments. »
Ce cœur vigilant devinait juste. La maladie de
EUGÉNIE DE GUÉRIN. 77
poitrine à laquelle Maurice succomba, s'aggravait
promptement, et trois mois après leur union fit
de sa jeune femme une sœur de charité. Made-
moiselle de Guérin, venue à Paris pour leurs
noces, s'en retournait à peine, lorsque de mau-
vaises nouvelles la rappelèrent à Paris, auprès
de son frère. Elle arriva à temps pour le rame-
ner mourant au Cayla. Le douloureux récit de
cette arrivée, comme celui de ses derniers mo-
ments, s'est retrouvé dans ses papiers; on
voit le pâle jeune homme souriant d'un regard
éteint à ses parents dans Tangoisse, tendant la
main aux domestiques qui, la larme à l'œil,
s'empressent autour de lui. Comme la plupart
des poitrinaires, il ne sentait pas toute la gravité
de son mal, et la douceur du climat d'abord pa-
rut le ranimer. Les premiers jours il sortit, lut
nn peu, fit quelques tours au soleil, s'amusa à
quelques menus travaux de jardinage. Même une
fois il se mit au piano, essaya de retrouver un
air. Dans sa faiblesse il trouvait de la douceur à
se sentir abrité par le toit paternel. « Ah! qu'on
est bien ici! » disait-il, étendu sur le canapé, le
soir de sa venue, et à souper il trouvait tout bon.
Il se montrait fort patient, et pourvu qu'il fût
7.
78 EUGÉNIE DE GUÉRÏN.
avec les siens, ne se plaignait jamais, a II y a
plus de vie là-bas avec tous, » disait-il un jour
où, par prudence, on voulait Tempêcher de des-
cendre. Cependant ses forces déclinaient, il ne
quittait plus son fauteuil, il y demeurait les yeux
fermës,assoupi, immobilCéLes caresses des siens,
la voix de sa femme ne le tiraient plus de cet
abattement. De temps à autre, pourtant, il se ra-
nimait encore, causait avec son médecin, priait
sa sœur Eugénie do lui lire quelques passages
d'un livre pieux. Au fond, jamais il n'avait cessé
d'aimer Dieu, et, dans sa défaillance, revenait
tout naturellement vers lui comme un petit en-
fant vers sa mère. Onze jours après son arrivée
au Cayla, le 19 juillet 1839, il expira sans agonie
pénible entre les bras des siens. Il paraissait fort
cajme et garda sa liberté d'esprit jusqu'au bout.
Vers onze heures du matin, il s'affaiblit, peu
après avoir communié. « Nous nous mimes tous
à le baiser, et lui à mourir, ,» dit sa sœur.
Maurice mort, bien peu de choses la retenaient
au monde ; pourtant elle vécut quelques années
encore toute à son frère dont le souvenir la sui-
vait partout.Ne pouvant plus rien pour lui ici-bas,
elle s'occupait de son bonheur éternel, priait pour
EUGÉNIE DE GUÉRIiN. 79
lui, le recommandait aux prières de ses amis
chrétiens. Elle voulut aussi assurer sa mémoire
parmi les hommes et s'attacha à retrouver tout
ce qui restait de ses écrits pour les faire publier.
Ces soins exigèrent des démarches nombreuses,
parfois pénibles. Mais pour Maurice rien ne la
rebutait. Elle alla dans le monde, entra en cor-
respondance avec des étrangers, fit plusieurs
voyages à Paris, rechercha des directeurs de Re-
vues et de journaux, s'usa dans des fatigues aux-
quelles son genre de vie ne l'avait pas habituée.
Elle mourut trop lot pour voir son frère entière-
ment apprécié. Mais le contraste même de son
activité avec les traces de langueur que portent
ses derniers cahiers leur donne un caractère
touchant. Ses idées bien souvent manquent de
netteté, son style autrefois si nerveux s*allonge
et traîne. Le spectacle de cette tristesse n'en \
devient que plus émouvant, son àme prend une !
nouvelle grandeur environnée de ces voiles. I
D'ailleurs la douleur, par instants, les déchire,
et l'éloquence, la poésie vraie, tons les grands
traits humains reparaissent.
« Qu'il faisait bon, ce malin, dans la vigne, cette
vigne aux raisins chasselas que tu aimais ! En m'y
I
80 EUGÉNIE DE GUËR1N.
voyant y en mettant le pied où tu Tavais mis, la
tristesse m*a rempli Tâme. Je me suis assise à Tom-
bre d*un cerisier, et lày pensant au passé, j'ai pleuré.
Tout était vert, frais, doré de soleil, admirable à
voir. Ces approches d'automne sont belles , la tem-
pérature adoucie, le ciel plus nuage, des teintes
de deuil qui commencent! Tout cela je Taime, je
m'en savoure Tœil, m'en pénètre jusqu'au cœur, qui
tourne aux larmes; vu seule , c'est si triste.
De la terre où elle le pleure, elle lui parle en-
core, ne cesse de lui dire ses craintes, ses es-
pérances. D'autres fois elle lui parle à voix basse,
d'âme à âme, on n'entend que des chuchotements
et des sanglots.
« Maurice, mon ami, qu'est-ce que le ciel, ce lieu
des amis? Jamais ne me donneras-tu signe de vie?
Ne t'entendrais-je pas, comme on dit que quelque-
fois on entend les morts? Oh ! si tu le pouvais, s'il
existe quelque communication entre ce monde et
l'autre, reviens ! Je n'aurai pas peur un soir de voir
une apparition, quelque chose de toi à moi qui étions
si unis. Toi au ciel et moi sur la terre, ô que la mort
nous sépare ! J'écris ceci à la chambrette, cette cham-
brette tant aimée où nous avons tant causé ensemble,
rien que nous deux. Voilà ta place et la mienne. Ici
était ton portefeuille si plein de secrets de cœur et
d'intelligence, si plein de toi et de choses qui ont
EUGÊNÏE DE GUÉRIN. 81
décidé de ta vie. Je le crois, je crois que les évéïie-
menis ont influé sur ton existence. Si tu étais resté
ici, tu ne serais pas mort. Mort! terrible et unique
pensée de ta sœur. »
Une autre pensée encore envenime sa douleur.
Le monde n'a pas reconnu le génie de son frère,
peut-être l'indifférence Ta tué.
•
« Il ne serait pas mort! Abime de réflexions et de
larmes où je me plonge tous les jours! Douleur
sans fin de voir qu'on aurait pu conserver ce qu'on
a perdu! Et qu'ai-j»^ perdu! Dieu seul le sait, ce
qu'était pour moi Maurice, mon frère, mon ami,
celui dont j'avais besoin pour ma vie, celui sur qui
je répandais ma tête, mon âme, mon cœur ! Je ne
m'arrête pas à ce qu'il était, à ce qu'il eût été pour
cette société qui l'a laissé mourir, si c'e^t vrai,
comme on dit »
Et puis elle se demande à quelle époque, pour
le voir apprécié, il aurait dA naître, à quel siècle
le sort aurait dû suspendre son berceau.
Un jour, pourtant, elle se lasse d'écrire, Té-
puisement la prend, a Jetons nos cœurs en Té-
ternité, » voilà les derniers mots qu'elle inscrit
sur son journal, un 31 décembre. Graves paroles
toutes chrétiennes, et qui pourtant ressemblent
,8^2 KUGÉNIE DE CUÉRIN.
fort à celles qui finissent le Centaure. « Je re-
connais que je me réduis et me perds rapide-
ment comme une neige flottant sur les eaux,
et que prochainement j'irai me mêler aux fleu-
ves qui coulent dans le vaste sein de la terre. »
Voilà le paganisme et le christianisme en regard
et d*accord, aussi nobles Tun que l'autre; et
peu importe la forme et le culte ; l'achèvement
de la vie et l'apaisement du cœur ne s'atteignent
dans l'un et dans l'autre que par l'évanouisse-
ment de la personne, et par l'engloutissement
de l'homme dans l'éternité.
Elle mourut au Cayla, le 31 mai 1848, sans
doute d'épuisement. Les détails manquent sur sa
fm, on ne sait rien de plus sur sa maladie ni sur
ses dernières années. Aussi bien depuis longtemps
elle ne faisait plus que se survivre. A proprement
parler elle était morte du jour où l'on enterrait
son frère.
u
l ^■
CHARLOTTE BRONTË'
ET LA VIE MORALE EN ANGLETERRE
I
L'ÉCRIVAIN
En France, tous les dix ans a peu prcs, il se
fait un remaniement général dans les idées et
dans les mœurs^ et ce serait prêter à rire que
de ne point adopter les nouveaux usages. Jadis
on s'habillait comme les bergers de Watteau, et
Ton s'aimait comme à l'Opéra-Comique : une
autre fois l'enthousiasme est en faveur; on porte
des gilets à revers qui donnent l'air martial, ou
* I)oi:x vol., par Madame Caskcll.
84 CHARLOTTE BRONTÉ.
de grands chapeaux rabattus qui donnent l'air
farouche. Le bon ton, 5 d'autres moments, veut
que l'on ait des accès de fièvre chaude, et alors il
est du suprême goût de maudire le genre hu-
main, ou bien de le mépriser. Ce qu'on choisit
le moins volontiers, c'est l'état de santé com-
plète; d'ordinaire il n'y a pas de milieu entre
les bergers de Watteau et les brigands Cala-
brais, les petits bourgeois stupîdes et les petits
bourgeois dépravés, M. Prudhomme et madame
Bovary.
Le public, qui a raison d'aimer le changement,
(le public a toujours raison), commence à se
lasser du scepticisme. Le paradoxe lui-même
prend déjà Tair vieillot et demande à se retirer
en province ou ailleurs, sous prétexte de s'être
ruiné en gants blancs. Que faire, cependant?
car si la forme des sentiments change, leur
nombre n'est pas infini, et l'âme humaine,
comme l'univers lui-même, n'est qu'une anti-
quité. Dans cet état de choses pourquoi n'essaye-
rait-on pas de remettre en faveur des sentiments
et des mots passés de mode, ceux d'énergie et
de vertu, par exemple, si sévèrement bannis de
nos écrils et de nos mœurs. On reporte bien des
CUAULOTTE BUO.NTÈ. 85
robes à queue et des jupes bouffantes, comme
au temps de nos grand'mères. Le mot de vertu,
après tout, n'a rien de beaucoup plus risible, et
on peut au moins tolérer la chose qu'il repré-
sente. A tout le moins c'est 'une force, comme
celles qu'a décrites Balzac. Ne fût-ce qu'à ce
titre, il mérite peut-être l'attention du public
qui s'intéresse à l'avarice grandiose du bon-
homme Grandet ou à Téblouissante corruption
de Valérie Marneffe. Évidemment il a un désa-
vantage, si on le compare à ces dernières : celui
de l'utilité. Les Anglais, peuple plus pratique et
qui n*a pas nos préjugés, ne pensent pas que l'on
doive faire fi d'une qualité utile parce qu'elle a
un nom un peu vulgaire : j'espère qu'on trouvera
la preuve de ceci dans la vie et dans les écrits
de Miss Brontë.
II
Charlotte Brontë est le vrai nom du célèbre
écrivain, de la femme remarquable connue sous
celui de Currer Bell. Son père, ecclésiastique
sans fortune, et d'origine irlandaise, habitait
Thornton lorsqu'elle naquit, mais il fut bientôt
8
86 CIIAPiLOTTE BKONTÈ.
appelé à une cure plus considérable, celle d'Ha-
worth, village proche de Keighly, Tune des villes
les plus manufaclurières du comté d'York. Sa
femme, personne pieuse et distinguée de façons
comme de cœur, était depuis longtemps souf-
frante et mourut peu aprts la naissance de leur
sixième enfant. La pauvre malade ne trouvait
pas à Uaworth un séjour bien riant. Le presby-
tère, isolé dans le haut du village sur une pente
roide, s'adosse au cimetière où les morts repo-
sent en rangs serrés. Un maigre jardinet l'en-
toure, et des fenêtres du parloir, par delà les
assises pressées des tombes, on aperçoit un
paysage austère, lugubre à contempler comme
la mer aux approches d'une tourmente. Ce sont
des plaines incultes, où ne poussent que des
bruyères, de grandes landes stériles que l'été
revêt d'une nappe de pourpre, des sommets
sinueux qui ondulent comme des vagues soule-
vées sur l'horizon terne, derrière la poussière
des routes et les tourbillons noirs qui s'échap-
pent de la cheminée des usines.
Dans cette campagne triste, parmi ces ajoncs
et ces bruyères, on voyait se promener six petits
enfants en deuil, dont l'alné n-avait point dix
CHARLOTTE BRONTE. 87
ans. Leur démarche grave frappait les passants,
de même que l'expression prématurément sé-
rieuse et réfléchie de leurs visages. C'étaient les
petits Bronté. La longue maladie de leur mère
leur avait appris le. silence. Ils passaient leur
journée relégués à la cuisine lisant ou faisant
leurs devoirs, et ne causaient entre eux qu'à voix
basse, de peur de gêner. Par sauvagerie natu-
relle, et par un autre motif encore, ils fuyaient
•
le monde et recherchaient d'instinct les endroits
les plus écartés. Leur père, tory déclaré, ne
comptait que peu d'amis parmi la population
ouvrière du comté, presque tout entière atta-
chée aux cultes dissidents. Ces gens de race rude
et altière ne pouvaient oublier que dans une
émeute récente et à propos d'une réduction de
salaire, le révérend M. Bronté, cette fois plus
homme de parti qu'homme d'église, leur avait
prêché la conciliation carabine au bras, et prêt
à corfcher en joue les interrupteurs. Depuis, il
ne sortait jamais sans être armé, et, la nuit, il
plaçait ses pistolets chargés au chevet de son lit
entre sa montre et sa Bible. En un pays où les
emplois , ecclésiastiques sont une carrière et
constituent une sorte de prérogative, on n'est
88 CHARLOTTE BUONTÉ.
pas tenu de passer pour un saint aux yeux de ses
paroissiens. Un ministre, en Angleterre, est un
homme des classes élevées, gouvernantes, ordi-
nairement sorti d'Oxford ou de Cambridge, sou-
vent fils cadet ou parent de quelque lord ou de
quelque propriétaire, et, comme tel, chargé de
maintenir l'ordre, de défendre là propriété, de
conduire (la main haute) les petites gens. Il est
leur conseiller, quelquefois leur bienfaiteur,
mais bien souvent le commensal et le confrère
du landlord et du Jmticej et on ne lui sait point
mauvais gré de jouer ce rôle, ni d'avoir ces ami-
tiés et de remplir cet emploi. La loyauté seule
est de rigueur et personne n'osait contester celle
de M. Brontê. D'ailleurs M. Brontë ne se montrait
pas intraitable en matière religieuse, et, plus
tolérant que beaucoup de ses collègues, il ne
cherchait jamais à troubler celles d'entre les
congrégations dissidentes qui se bornaient à
prendre Tinnocent plaisir de nasiller sur les
Brebis d'Israël et les Pâturages de Galaath, et à
hurler des discours dans lesquels la Grande
prostituée venait tout naturellement se placer à
côté de son compère V Antéchrist. Par principe
et aussi par un fonds d'orgueil, il observait une
CUARLOTTE BROiNTÈ. 89
certaine réserve envers ses ouailles, faisait peu
de visites, ne prodiguait ni admonitions, ni con-
seils, et par là mettait une sorte de barrière
entre sa famille et les personnes qui auraient
été disposées à lui faire des avances. En général,
il parlait peu, et d'une manière brève qui rappe-
lait le chef de famille plutôt que le père. Son
esprit hautain et un peu morose supportait dif-
ficilement la société des enfants; leur mouve-
ment le gênait. Les siens, dont il s'était fait pré-
cepteur, ne le voyaient qu'aux heures de classe,
ou bien le soir, pendant le thé, seul repas qu'il
prit en famille. D'ordinaire, à ce moment, le
journal arrivait, et les enfants, curieux d'appren-
dre ce qui se passait à Londres, dressaient
l'oreille en entendant prononcer les grands
noms de Wellington ou de sir Robert Peel.
On peut s'étonner de voir des enfants aussi
jeunes prendre intérêt aux affaires du pays, et
méille, à l'occasion, discuter l'opportunité d'un
discours, le rejet d'une loi, comme cela leur
arrivait. Il faut se souvenir que l'on est en Angle-
terre, non en France, où Ton ne parle guère
politique que pour blâmer telle ou telle forme
de gouvernement, se moquer de tel ou tel
90 CHARLOTTE BRONTÉ.
fonctionnaire, improviser à brûle-pourpoint des
mesures admirables à la place de celles qui sont
proposées ou adoptées. Chez nous c'est affaire
d'araour-propre, bien souvent de babil, c'est un
sujet de conversation tout trouvé entre invités
dans un même salon, c'est une transition com-
mode entre le moment où Ton sert le café et
celui où le piano va s'ouvrir. Là-bas chacun y
prend part comme à une affaire, comme à son
affaire, c'est-à-dire sérieusement, attentivement,
non pour parler, mais pour agir, avec la préoc-
cupation de ne pas faire une sottise, et de ne
pas gaspiller trop d'argent. Figurez-vous que
vous avez à discuter sur l'éclairage de votre pe-
tite ville, sur le nombre de quinquets qu'il fau-
dra entretenir, sur la place la plus avantageuse
de chacun de ces quinquets, sur le nombre de
millimètres carrés des orifices à gaz, et sur les
appointements mensuels de l'allumeur; c'est
dans un pareil esprit et avec autant de défeils,
d'une manière aussi sèche et aussi solide que
l'on examine les questions de réforme électorale
ou de guerre contre la Russie. Comptez par
exemple qu'en fait de réforme électorale, ils
s'inquiètent médiocrement des droits de l'homme
CHARLOTTE BUONTÈ. 91
et des grands principes de 89, et qu'au contraire
ils s'inquiètent beaucoup de l'aptitude des bou-
chers et des marchands de chandelle auxquels il
s'agit d'accorder un vote. Ce qui rend là te sen-
timent politique plus sérieux, en même temps
que plus général, le met aussi à la portée d'in-
telligences plus naïves, encore dépourvues d'ex-
périence et de culture, et qui ne savent raison-
ner que sur des faits usuels et particuliers ; telles
sont les intelligences des enfants. Aussi rien
d'étonnant si, fils et filles d'un High-churchman,
membre de lÉglisc établie et tory, les petits
Brontë, vivant dans Tisolement et au milieu
d'une population hostile aux idées de leur père,
s'intéressaient à sa politique, adoraient Welling-
ton, et lors du bill qui tendait à exclure du Par-
lement les catholiques, attendaient avec avidité
la lecture des discours de sir Robert Peel.
La preuve de l'impression profonde que ces
noms exerçaient sur eux, c'est qu'ils revenaient
sans cesse dans leurs jeux, et, comme au moyen
îJge, ceux de Lancelol et du roi Arthur, leur ser-
vaient à désigner les héros fictifs d'actions cou-
rageuses. Un de leurs passe-temps, l'hiver,
c'était d'inventer de petits drames qu'ils jouaient
92 CHARLOTTE BRONTÉ.
le soir, à la cuisine, parfois sans chandelle et en
compagnie d'une vieille servante inexorable sur
l'heure du coucher. A la lueur des tisons mou-
rants, aux bruits du vent qui au dehors hurlait
dans la pluie parmi les tombes, leur imagination
les menait par delà des océans inconnus, et,
sous des lois qu'eux-mêmes ils réglaient, dans
des îles encore ignorées, souvent ils prenaient
plaisir à former de^ colonies idéales autour des
grands hommes auxquels ils avaient confié le
gouvernement.
III
On ne saurait conduire un troupeau comme
une brebis isolée, six enfants comme on en mène
deux. Le nombre des enfants, dans les familles
anglaises de condition moyenne, oblige les pa-
rents à leur laisser une certaine liberté, à les
traiter moins en subordonnés qu'en auxiliaires.
Le père devient goveinorj et n'est plus papa^ on
ne lui monte plus sur les genoux, on regarde
ses yeux pour y lire ses ordres, il donne plus de
consignes et accorde moins de caresses; on est
avec lui moins familier, plus respectueux ; la vie
CHARLOTTE BRONTË. 93
est moins douce, mais l'éducation est meilleure,
parce que la liberté des enfants demeure intacte
en même temps que l'autorité des parents. Ici,
les aines surveillaient les cadets ou bien aidaient
à faire le ménage. Charlotte, à neuf ans, brossait
les tapis; sa sœur, plus jeune, enseignait à lire
à la petite Anne, qui ne savait encore que dire
ses prières. Un enfant se sent honoré lorsqu'on
lui permet d*unir ses efforts à ceux de personnes
plus âgées, et l'aide qu'il apporte lui fait mieux
comprendre la nécessité du travail qui mène à
l'indépendance. Par-là même il s y intéresse
davantage et étudie non plus parce qu'on l'y
force, mais parce qu'il sent le besoin d'appren-
dre et de savoir. — « L'on m'a mise ici pour
apprendre, à quoi me servirait de partir sans
avoir atteint ce but? » répond la petite Helen
Rurns à demi mourante à Jane Eyre, qui lui
conseille de quitter la misérable pension où
toutes deux se meurent de faim et de froid.
Je fus présenté une fois à la directrice d'une
institution, qui, à cause de ma grande redingote
et de mes lunettes, se crut en droit de me faire
faire le tour de toutes ses classes. Aux fenêtres
d'une salle d'étude, courbée sur son dessin, je
9i CHARLOTTE BRONTÉ.
vis une jeune fille de treize à quatorze ans, qui
copiait d'après la bosse avec beaucoup de zèle.
L'expression énergique de ses traits, son air
profondément sérieux me frappèrent, de même
sa pauvre robô de laine brune, sorte de gaine
étroite qui marquait la sécheresse du corsage.
La direcirice, s'approchant d'elle, parut mécon-
tente de la voir encore au travail. Elle ajouta
qu'une fois à l'étude, elle ne bougeait plus de
sa chaise, même aux heures de récréation.
« Vous voulez donc surpasser toutes vos com-
pagnes? lui demandai-je. » Ma question parut la
surprendre ; elle me répondit d'un air brusque,
un peu sec : « Nous sommes vingt enfants, je
suis la quinzième ; il faut bien que je profite de
l'instruction que mes parents me font donner. »
IV
Chez des enfants ainsi doués et élevés, le sen-
timent qui élève l'intelligence développe aussi la
raison ; ils s'habituent de bonne heure à obser-
ver et à réfléchir. Ceux-ci ne faisaient société
qu'entre eux et ignoraient les façons bruyantes
et les jeux abandonnés de la plupart des enfants.
CHARLOTTE BROME. 05
Presque malgré eux, et sans affectation, ils imi-
taient les manières plus calmes des grandes
personnes et prenaient intérêt à des sujets
virils ou du moins sérieux. A la cuisine, ils ap-
prenaient les commérages du pays, au parloir
les disputes cléricales, les torts dont on accusait
celui-ci, les ridicules que se donnait celui-là. .
Leur père, pour exercer leur jugement, se plai-
sait à les questionner sur toutes sortes de points.
Pour épargner leur timidité, il leur faisait met-
tre un masque; cela donnait je ne sais quel air
d'étrangeté solennelle à ces interrogatoires. On
eût été frappé de la sincérité et de la gravité des
paroles qui sortaient de ces bouches enfantines.
Qu'on se figure, dans un examen pareil, le père,
un jour, demandant à son fils âgé de treize ans :
« Par quoi se marque la différence qu'il y a
entre Tintelligence d'une femme et celle d'un
homme? » et l'enfant qui répond aussitôt sans
hésiter : « Par la différence qu'il y a entre leur
physique. » Ou bien la petite fille de sept ans à
qui l'on demande î « Quel est le meilleur mode
d*éducation à suivre pour une femme ? » Anne,
sans se troubler, dit que c'est celui qui lui ap-
prend le mieux à gouverner sa maison; et Ion
96 GUAHLOTTË UKONTË.
se fera une idée de ces scènes singulières, im-
possibles chez nous, et qui s'y termineraient iné-
vitablement par un éclat de rire auquel les pa-
rents prendraient aussi bien part que les enfants.
On comprend avec quelle avidité ils se jetaient
sur les livres, les journaux, tout ce qui pouvait
apaiser leur soif d'apprendre, rassasier leur cu-
riosité inépuisable. Ils aimaient surtout les bio-
graphies, les descriptions de voyage, en un mot,
tous les ouvrages qui peignent des hommes et
des faits et mettent au courant de la vie qu'on
mène dans d'autres pays. Bien souvent ils s'amu-
saient à en faire des extraits, prenaient des notes
sur ce qui leur paraissait digne de remarque.
Ces documents classés et mis en ordre leur ser-
vaient ensuite à rédiger un petit journal qui,
par sa forme et miîme par son écriture, imitait
rimprimé. Cela faisait une sorte de Magazine
pour lequel chacun, à jour fixé, livrait son
tribut.
Écrire, en Angleterre, semble naturel autant
que penser ; on le voit par le nombre des per-
sonnes qui rédigent ces mêmes Magazines^ sortes
d'encyclopédies instructives le plus souvent des-
tinées aux jeunes gens. Mères, jeunes filles.
CHARLOTTE BRONTÉ. 97
hommes du monde, quiconque, en Angleterre,
croit avoir quelque chose à dire, le dit publique-
ment; chacun croit devoir compte à tous des
bonnes idées qu'il peut avoir ou des faits inté-
ressants qu'il a pu remarquer. Ces enfants, en
ceci, ne faisaient que suivre l'exemple de leur
mère, personne pieuse et modeste que sa mo-
destie n'empêchait point pourtant, à ses mo-
ments perdus, de composer de petits traités
religieux que l'on retrouva plus tard dans ses
papiers.
Environ un an après la mort de leur mère,
une tante déjà âgée vint prendre la direction du
ménage. C'était une personne de province qui
avait peu vu et peu lu, d'extérieur roide, posi-
tive d'esprit comme de manières ; elle s'habillait
d'une façon antique, et entre autres manies
avait celle de garder ses socques dans la maison,
de peur d'attrapper du froid. Elle ne s'intéres-
sait point aux choses littéraires, et pour elle une
femme qui savait coudre et repasser avait une
bonne éducation. En vertu de ces beaux prin-
9
98 . CHARLOTTE BROME.
cipes, elle faisait main basse sur tous les livres
qu'elle rencontrait, et, par ses gronderies, obli-
geait ses nièces à lui cacher leurs petits essais.
En revanche, eljie leur enseignait l'art de faire
des points invisibles et de repasser des cols .Leurs
soirées d^ordinaire se passaient dans sa chambre ;
faute d'ouvrage pressé, elle leur faisait coudre
des vêtements pour les pauvres : « Ce n'est point
par charité, c'est parce que cela profite à mes
nièces, » disait-elle, si Ton s'étonnait quelque
peu de voir sa chambre transformée en atelier
de couture.
Par un trait assez particulier aux vieilles
filles, sa sévérité ne s'étendait qu'aux personnes
de son sexe, et elle se montrait d*une indul-
gence sans bornes à l'égard de son neveu. Le
cœur, tôt ou tard, veut sa proie, et s'y attache
d'autant plus fortement qu'il y voit moins de
danger : j'ai vu des sœurs rigides fermer les
yeux sur les égarements d'un frère aimable, des
tantes inexorables sur l'article des mœurs sou-
rire aux incartades d'un neveu spirituel dont les
saillies venaient égayer leur intérieur. Branwell
Brontë promettait de devenir quelque chose de
plus qu'un homme aimable, qu'un causeur spi*
CHARLOTTE BRONTÉ. 99
rituel, il faisait espérer qu'il serait un artiste,
[cut-ôtre un grand artiste. Il avait entre autres
du goût et du talent pour le dessin, si Ton en
juge d'après quelques essais qui annoncent de la
hardiesse et de la facilité. Par malheur, il joi-
gnait de mauvais penchants à ces brillantes dis-
positions. Les grands vices, chez lui, s'élançaient
d'un môme jet puissant à côté des grandes ver-
tus; il ressemblait à ces troncs robustes d'où
sortent tout à la fois de nobles branches et des
rejetons pourris. On songeait, en le voyant, tout
à la fois à Hamlet et à Falstaff.
L'épanouissement de la vie animale, en Angle-
terre, diminue la délicatesse des sens, rend les
excès de table plus fréquents jjue chez nous. On
mange pour manger, sans grand souci de ce
qu'on mange; les sorties fréquentes et répétées
par tout temps aiguisent l'appétit; joignez-y
l'exercice du cheval, qui anime le regard, colore
les joues, transforme en Dianes chasseresses de
belles jeunes filles que dès le lever du soleil on
voit chevaucher derrière les pelouses des parcs.
« J'ai joui de mon dîner aujourd'hui, » vous dira
naïvement telle lady charmante dont le visage
épanoui sous ses boucles blondes a la fraîcheur
m CHARLOTTE BRONTÈ.
satinée d'une feuille de rose. Notez que ce dîner,
le plus souvent, se compose d une tranche de
bœuf saignant qu'arrose un verre de Porto. De
même, vous pouvez, sans rien perdre de voire
titre de gentleman, sortir de table la langue
épaisse, le regard trouble, vous enfoncer dans
votre fauteuil et ronfler en attendant le thé.
L'extrême complaisance avec laquelle les roman-
ciers anglais s'étendent sur les détails de cui-
sine est un témoignage perpétuel de ce goût.
- Depuis Fielding jusqu'à Currer Bell, on n'a qu'à
voir comment tous ont soin de placer chaque
scène importante avant ou pendant un repas dont
on vous décrira scrupuleusement le menu. Faute
de repas, on apportera du moins devant vous
l'inévitable décanter et les abominables biscuits
destinés à accompagner le sherry. Dans Copper-
field,- de Dickens, j ai compté plus de cinquante
descriptions de diners et soupers, sans les thés
où le beurre frais et les crevettes figurent à côté
de lassiette au cresson. Villette, Shirley, de
Currer Bell n'en contiennent guère moins. Dans
Amélia de Fielding, dans Paméla de Richardson,
les héros ne s'attendrissent qu'en face d'un pud-
ding; ils n'entament leurs querelles, ne se ré-
CnARLOTTE BRONTfi. 101
concilient que devant Taspect succulent d'une
table chargée de mets. Somme toute, Tanimal
là-bas est carnassier et glouton. L'énergie du
tempérament, qui veut une nourriture plus
abondante et des boissons plus fortes, les mène
à rivrognerie. Plus qu'ailleurs, on y voit de ces
chutes profondes, d'abord invraisemblables, qui,
dans leur crudité ignoble, rappellent les plus
nombres estampes du grand moraliste et du mé-
diocre peintre Hogarih. Tel intérieur que vous
croyez honnête recèle sous cette draperie somp-
tueuse quelque horrible histoire semblable à
celle du Rakes Progress; telle place vide autour
de cette table dans ce salon bourgeois marque
rinfamie d'une malheureuse que votre voiture
éclaboussera dans le Strand.
Branwell Brontê ressemblait à ces puissants
héros de Shakspeare qui vont à l'immortalité
par le chemin du gibet. Clown étincelant de
verve comme Touchstone, poète étrange et fan-
taisiste comme Jacques le Mélancolique, il était
avant tout artiste, artiste anglais, né, comme
Byron et Burns, pour dormir dans les tavernes
et éveiller par ses lazzis bizarres les rires reten-
tissants des buveurs. Tous ceux de Ilaworth le
9.
i02 CHARLOTTE BRONTÉ.
connaissaient : Ton conte même qu'à cause de
Toriginalité de son humeur, dès l'âge de qua-
torze ans, les cabaretiers de Tendroit le faisaient
appeler s'il leur arrivait quelque personnage de
marque, le tranformant ainsi, à son insu et
malgré lui, en saltimbanque. Il rapportait de là
un visage altéré, un ton brusque, des manières
farouches que Ton s'était habitué à considérer
comme des traits de génie. Ses sœurs, comme
sa tante, respectaient en lui jusqu'à ses défauts;
le libertin précoce disparaissait pour elles de-
vant le grand homme futur ; et quand son pas
lourd faisait retentir trop tard les marches de
l'escalier, elles oubliaient la voix rauque et les
yeux rougis de Tivrogne pour penser au poète,
à Técrivain, au politique qui devait immortaliser
le nom de Brontc.
VI
Cette célébrité qu'il ne gagna point, ce fut sa
sœur Charlotte qui l'atteignit. Avant de parler
d'elle avec plus de détails, il est à propos de
rechercher Forigine du sentiment puissant et
étrange qui a dirigé sa vie, et donné tant de
CHARLOTTE BROxNTÉ. i05
force à ses écrits. Mœurs, habitudes, climat,
tout contribue à le faire naître, avant tout l'as-
pect du pays, ample et fertile sans doute, mais
qui manque de la grâce attendrie qu'un ciel plus
pur prête à nos fines campagnes, à nos vergers
peuplés de cerisiers inclinés comme des femmes,
tapissés d'un gazon mince, mais doux à l'œil,
et dont le duvet roussâtre, aux pâleurs du cou-
chant, porte si mollement l'ombre allongée du
promeneur. Il faut se souvenir aussi que Char-
lotte Brontë vivait en un pays où l'idée du devoir
passe avant celle du plaisir, où ce devoir lui-
même prend un^ forme austère, aussi immuable
que les pâles figures graves et le port roide de
ses plus nobles matrones. Les Anglais, nés lut-
teurs, ne savent pas comme nous rire de leurs
maux ; leur lourde et triste imagination septen-
trionale, encore retrempée aux sévérités du pro-
testantisme, aperçoit dans la vie moins une
comédie qu'un combat, où la femme, comme
l'homme, est appelée à prendre part. L'amazone
moderne, digne fille de l'amazone barbare, a
gardé quelque chose du sang héroïque qui jadis
a produit des Chrimhild et des Edith. Elle ne
brandit plus la hache, il est vrai, mais elle suit
101 GHARLpTTE BRONTË.
son mari dans des solitudes où elle s*expose à
périr sous les (lèches du sauvage ; elle ne lance
plus le javelot, mais, près du camp où son mari
combat rindou révolté, elle dort la tète sur un
poignard, et veut être considérée comme son
égale au moins devant le danger.
Nul être fort, en Angleterre, ne se sent ridi-
cule, personne surtout ne songe à le tourner en
ridicule. On honore également la courageuse
femme du missionnaire et l'obscure institutrice
qui vieillit seule au coin du foyer conquis au
prix de tant de fatigues. « Je vois par votre
exemple, — écrit miss Brontê à miss W... direc-
trice de la pension où, après avoir été élève, elle
fut longtemps sous-maitresse, — qu'une femme
non mariée peut être heureuse, heureuse même
à régal de Tépouse la plus chérie, de la mère de
famille la plus fière de ses enfants. Cette pensée
me plaît, j'y trouve un intérêt personnel. J'ai
beaucoup réfléchi sur le sort des femmes non
mariées, de celles qui sont destinées à ne jamais
être mariées. Voici ma conviction : Rien de plus
digne de respect que celle qui, sans l'aide d'un
mari et d'un frère, poursuit seule et d un pas
assuré le chemin qu elle-même a su se frayer.
CHARLOTTE BRONÏÉ. 105
qui, arrivée à quarantc-cinlqf ans ou plus, a su
retenir un esprit sain, un jugement rassis, avec
cela du goût pour les plaisirs simples, du sang-
froid dans les maux, de la compassion pour ceux
d*autrui et le désir de les alléger suivant la me-
sure de ses forces. »
Charlotte Bronlê, dans ces lignes, semble
avoir tracé le plan de vie qu'elle voulait obser-
ver. Elle était la cadette de trois aînées, assez
frôle, sans beauté, avec des traits irréguliers
mais énergiques, du reste bien prise dans sa
petite taille ; on lui trouvait de beaux cheveux,
un regard profond, la main mignonne, et, chose
rare en Angleterre, le pied si petit qu'un soulier
d'enfant la chaussait. Certes, elle était trop ar-
tiste pour se croire belle j mais certaines plai-
santeries qu'elle fit sur son visage prouvent
qu'elle s'en exagérait les défauts, et même elle
avouait que des regards trop attentifs la gê-
naient. Pourtant si elle savait apprécier la beauté
à son prix, comme ses romans le prouvent, un
sentiment de légitime orgueil l'empêchait de
croire que ce don charmant soit tout-puissant,
même sur Tesprit des hommes. Elle n'afTectait
point un dédain dont la justesse naturelle de
lOG CHARLOTTE BRONTÉ.
son esprit la préservait; mais elle pensait, à
tort ou à raison, qu'une haute intelligence peut
captiver à l'égal d'un beau visage, surtout lors-
qu'il s'y joint une âme loyale, puissante dans
Tamour comme dans la lutte, et cette parfaite
simplicité de cœur, cette sincérité, cette bra-
voure, celte haine de toute affectation et de tout
1 mensonge dont elle-même a présenté le modèle
accompli.
■
A beaucoup d'égards, elle ressemblait à une
quakeresse bonne ménagère. Elle en avait les
habitudes diligentes et vigilantes ; elle ne choi-
sissait guère que des vêtements de couleur som-
bre, et se préoccupait moins de leur coupe que
de leur propreté. Ses cheveux lissés, bien serrée
dans sa petite robe brune ou grise, on la voyait,
dès le matin, semblable à quelque alerte abeille,
parcourir la maison, et d'une humeur égale, d'un
visage calme et d'un regard réfléchi, prendre
son ouvrage ou surveiller le travail de ses jeunes
sœurs.
Personne, disent ses amis, ne s'entendit mieux
à diriger une maison ni à mettre plus à l'aise
ceux qu'elle recevait. Pour le ménage, comme
pour le reste, elle ne se contentait pas volontiers
CHARLOTTE BRONTË. 107
du médiocre, ses moindres travaux à Taiguille,
comme ses essais de dessin qu'elle abandonna
bientôt à cause de sa mauvaise vue, témoignent
d'un goût scrupuleux pour l'exactitude, d'un
amour de l'ordre parfois poussé jusqu'à la mi-
nulie. Ainsi Ton conte qu'elle ne pouvait causer
en face d'une chaise dérangée, et, au plus fort
de rinvention, se levait pour aller à la cuisine
afin de visiter les pommes de terre que la cui-
sinière venait d'éplucher.
VII
La lête était aussi active que les doigts, et, dés
l'enfance, on la vit occupée à faire provision de
faits intéressants ou instructifs. Ce qu'elle savait
à l'âge de quatorze ans parut prodigieux à la
maîtresse comme aux élèves de la pension où
elle venait d'entrer. Le moindre événement lui
servait de prétexte pour s'instruire ; elle étudiait
avec soin les visages comme les manières des
gens qui visitaient son père, et ne perdait jamais
un mot des conversations auxquelles on lui per-
mettait d'assister. Un catalogue tracé par elle et
surmonté du titre un peu ambitieux de ; « Mee
i08 CHARLOTTE BROUTÉ.
ouvrages^ » conlient la liste des vingt-deux vo-
lumes ou manuscrits qu'elle avait terminés à
Tâge de treize ans. Les titres tantôt sérieux,
tantôt comiques de « ces ouvrages^ » prouvent
une égale aptitude à décrire des faits et à en in-
venter. Et l'on rit un peu, tout en s'étonnant
beaucoup, quand on trouve dans le pupitre d'un
enfant : Llle des visions^ Scènes au fond de mon
tonneau^ V Artiste suisse^ Visite du duc de WeU
Unyton aux Horse-Guards, Conseil entre les chefs
des génies.
Rien de surprenant si un esprit actif se montre
parfois intolérant envers d'autres esprits moins
bien doués ou plus nonchalants. Miss Brojitê a
montré un peu de cette intolérance dans « Vil-
lette, » à propos des jeunes filles du royaume de
« La Basse-Cour » (elle désigne ainsi leg gftjfo-
3m)> « qui, » dit-elle, sont incapables d'appli-
cation, de sérieux, de tout ce qui demande de
l'attention ou de la mémoire. Là où une jeune
fille anglaise, de dispositions fort ordinaires, es-
sayerait tranquillement de comprendre sa tâche
et d'en devenir maîtresse, une la Basse-Couriennc
vous rit au nez et vous la renvoie en s'écriant :
Dieu ! que c'est difficile ! je n'en veux pas, cela
CHARLOTTE BRO.NTÈ. 109
m'ennuie Crop. » Ceci est de l'orgueil national :
les Anglais n'en manquent guère. Songez aussi,
pour excuser cette sévérité, qu'un travailleur ne
peut comprendre la paresse et qu'une âme active
ne sait pas excuser l'oisiveté.
On a vu par quelles mœurs sévères, dans
quelles habitudes de discipline et d'efforts Char-
lotte Brontê a passé son enfance. La mort de ses
deux sœurs aînées, et surtout les circonstances
qui entourèrent leur mort, vinrent encore hâter
le développement précoce de son esprit pénétrant
et viril. Elle a raconté elle-même une partie de
ces événements dans Jane Eyre, entre autres les
misères dans la pension de Cowan-Bridge, mal
déguisée sous le nom de Lowood. Cet établisse-
ment, fondé et dirigé par un ecclésiastique, était
surtout destiné aux filles d'ecclésiastiques sans
fortune. M. Brontê y envoya ses deux filles Maria
et Elisabeth. La modicité des prix (une souscrip-
tion couvrait le surplus des frais), comme le but
même de l'établissement, s'opposait, il est vrai,
aux recherches du luxe et même du bien-être ;
pourtant Ion peut s'étonner en voyant des filles
de ministres, qui pour la plupart étaient nées
dans de bonnes familles et sor(aieat d'un intë-
10
110 CHARLOTTE BRONTÉ.
rieur sinon élégant, du moins conforfable, trai-
tées tout à coup comme des femmes détenues
pourvoi, ou des orphelines entretenues par cha-
rité. Elles portaient un uniforme grossier, et on
•
leur rasait impitoyablement les cheveux quand
elles entraient. Les aliments mauvais et à peine
suffisants étaient apprêtés avec une malpropreté
repoussante ; les élèves, affamées, le plus sou-
vent se levaient de table sans manger, ou ava-
laient à la hâte un morceau de pain ; la maison
bâtie au fond d^une vallée était malsaine, humide.
On ny faisait point de feu, les fièvres y ré-
gnaient ; la sévérité exagérée des règlements ne
se relâchait même pas pour celles des jeunes
filles dont la santé délicate exigeait des ménage-
ments. Ainsi mourut Maria Bronlê, la première
enlevée; l'élévation de son esprit, la hauteur et
le sérieux précoce d'une rare et charmante rai-
son, la force d'âme presque stoïque avec laquelle
elle supporta les cruautés d'un traitemenC indi-
gne, annonçaient une personne supérieure. Et il
ne semble point que sa sœur l'ait surfaite lors^
qu'elle Va prise pour modèle du personnage si
touchant d'Hélène Burns.
Ml Brontë, sourd à cet avertissement^ envoya
CHARLOTTE BRONTÉ. U\
quelque temps après dans la même pension sa
fille Charlotte, alors âgée de neuf ans, et la petite
Ëmily, qui en avait sept à peine. Mais comme ce
nouvel essai menaçait de tourner aussi mal que
le premier, il reprit chez lui ses deux filles, et ne
les confia que bien plus tard à miss W., per-
sonne sensée et aimable, auprès de qui Charlotte
Brontê demeura huit ans comme élève, puis
comme sous-maîtresse.
VIII
Une bonne pension française et une bonne
pension anglaise ne se ressemblent guère. Dans
Tune, comme dans une armée bien disciplinée,
tout mouvement, toute manœuvre doit s'exécuter
avec ensemble ; les loisirs eux-mêmes sont sou-
mis au règlement. Au milieu de son bataillon de
professeurs, de sous-maîtressçs, la directrice
française en grande tenue ressemble à un bril-
lant colonel qui marche fièrement à la tête de
son escadron, pour passer une revue.
L'objet de l'éducation, en Angleterre, est tout
à la fois plus simple et plus sérieux ; on croit
qu'il est du devoir d'une femme, comme d'un
i\î CHARLOTTE BRONTÉ.
homme, de développer son jugement par réludc;
que réfléchir et observer sont également indis-
pensables aux deux sexes pour apprendre à bien
vivre et à penser juste. Aussi vous n'y rencon-
trez aucun de ces cours, où, sous prétexte d'édu-
cation maternelle^ des messieurs en habit noir
se chargent d'émietter des bribes d'histoire, de
géographie, voire même de philosophie *, à des
petites filles qui sont venues là sous l'œil de leur
mère sous prétexte d'étudier, mais en somme
pour apprendre à faire salon, et à s'habiller avec
goût, en un mot pour suivre les répétitions de la
comédie mondaine à laquelle plus tard elles
prendront part comme actrices ou figurantes.
Le caractère et l'emploi du précepteur chan-
gent, lorsque le but de l'éducation varie ; au lieu
d'un pédagogue qui fonctionne d'après un sys-
tème préconçu, on voit un jardinier presque mo-
deste qui tâche . d'approprier sa culture aux di-
vers tempéraments des diverses plantes qui
poussent sous ses yeux. Véritablement on peut
dire qu une pension anglaise, j'entends une
*■ J'ai vu moi-même, à Tune de ces séances, une charmante
jeune fille s'embrouiller entre Plotin et Platon, et fondre en
larmes devant l'institutrice irritée qui la foudroyait du regard.
CnARLOTTE BRONTÉ. H5
bonne pension, n'est point un établissement
fondé dans des vues d'exploitation et d'intérêt ;
c'est plutôt une famille unie dont les membres
s'entr'aident et s'instruisent. La discipline cesse
d'être imposée, elle devient volontaire ; au lieu
de la subir on l'accepte ; elle n'est plus un effet
de la contrainte, mais un fruit de la réflexion et
du bon sens, et ce fruit se développe naturelle-
ment chez les esprits libres capables de comparer
et de choisir. Par la même raison, le sentiment
de la dignité humaine s'y conserve plus intact;
l'enfant, soutenu par le légitime orgueil d'un
être qui accomplit son devoir, demeure plus
sensible aux injustices qui viennent l'atteindre.
Un jour que Charlotte ne pouvait terminer une
tâche trop longue, la maîtresse, que son talent
rendait exigeante, lui infligea une mauvaise
note, la première depuis son entrée. Mais ses
compagnes, révoltées de ce qu'elles considéraient
comme une injustice, portèrent plainte à la mai-
tresse elle-même, qui reconnut son erreur et ne
craignit point d'affaiblir son autorité en révo-
quant le châtiment.
Rien n'était plus propre à développer l'intelli-
gence des jeunes filles que la douce liberté tem-
iO.
114 CHARLOTTE BRONTÉ.
pérée par le travail telle qu'on la trouvait chez
miss W. Elle-même avait un charmant caractère,
un esprit souple et fin qui sans effort savait
passer de la gravité à la gaieté, outre cela une
mémoire prodigieuse qui faisait d'elle la chro«
nique vivante du comté. Manufactures et chau-
mières, ruines et manoirs, elle connaissait l'ori-
gine et la légende de chaque pan de mur ; sa
conversation vivante et pleine de faits intéressait
à régal du roman le plus attachant. C'est à ses
récits, en partie, que sont dus les meilleurs
morceaux de Shirley, le chapitre si émouvant de
l'émeute des ouvriers, et le personnage de Ro-
bert, ce propriétaire d'usine, qui dans son étroite
fierté rappelle l'altière physionomie d'un colon
de la Virginie, fort des droits héréditaires qu'il
s'arroge parmi le troupeau soulevé et menaçant
de ses noirs.
Une grande partie de l'âme de Charlotte et la
meilleure partie de ses idées se sont formées là.
Elle y avait des affections, elle y formait des
jugements, elle y sentait son cœur s'ouvrir, son
intelligence se développer, ses jaspirations s'é-
tendre. La classe achevée, rien ne venait gêner
les élèves dans les causeries pleines d'abandon
CHARLOTTE BRONTÉ. 115
OÙ elles apprenaient mutuellement à s'estimer et
à s'aimer. De là naquirent plusieurs liaisons du-
rables que miss Brontê dut à la douceur de son
caractère, à la netteté de son jugement, sans
doute aussi à l'ascendant d'un esprit entièrement
neuf et primesautier. Cette originalité, cette in-
dépendance naturelle fut d'abord son plus grand
charme. « Faites usage de vos grands yeux pour
observer, écrivait-elle à une amie qui visitait
Londres, et, pour un temps au moins, mettez de
côté les lunettes que les auteurs de descriptions
s'empressent de nous fournir. »
Déjà perçait l'énergie du jugement personnel ;
quand le ressort est si fort, il est souvent roide.
Une sorte de gaucherie naturelle jointe à sa mau-
vaise vue la rendait inhabile à tous les jeux qui
exigent la force et l'adresse des membres, mais
-en revanche le propre talent du romancier, l'art
de conter était déjà tout formé. Personne ne
possédait mieux qu/elle ie secret de suspendre
l'intérêt d'un récit, de tenir en éveil la curiosité
de ses camarades ; jamais on ne se lassait de l'é-
couler. Elle avait du talent, bien plus elle avait
des idées. On se plaisait à éprouver son fin dis-
cernement, et souvent on la consultait à propos
116 CHARLOTTE BRONTÉ.
d'études ou de lectures. L'une d'elles vantait un
jour l'habileté du vieux Johnson. Elle se récria,
elle sentait déjà les nuances des caractères.
« Vous ne savez pas, fit-elle, ce que veut dire
le mot habile^ autrement vous ne l'appliqueriez
point à Johnson. Prenez Shéridan, si vous cher-
chez un auteur habile. Un aventurier, je le veux
bien, mais ceci n'a rien à démêler avec le talent;
on peut en avoir beaucoup et se mal conduire.
Pour l'autre, pas ombre d'habileté en lui, croyez-
m'en. » Elle avait raison.
Qu'une jeune fille prenne à quinze ans le ton
de critique, et de critique sérieuse, cela peut
choquer ; mais il faut se souvenir que celle-ci
n'eut point d'enfance, que dès le berceau on l'a-
vait accoutumée à réfléchir. D'ailleurs un mé-
lange charmant de bon sens et d'ironie corrigeait
chez elle les quelques taches inévitables qu'on
pouvait y démêler, certaines pesanteurs d'insti-
tutrice bourgeoise et ça et là des puérilités de
petite provinciale. Voici une jolie lettre, affec-
tueuse, et pourtant réservée, comme d'une per-
sonne qui, sans avoir pratiqué le monde ou la
vie, sait déjà le monde et la vie. « Vous me de-
mandez, » écrit-elle à une amie, « de vous indi-
CHARLOTTE BRONTÊ. H7
quer vos défauts. Voilà une folie, vraiment ! Je
n'en ferai rien, et cela par la bonne raison que
je les ignore. Singulière créature, convenez-en,
qui, en réponse à une tout affectueuse et bonne
lettre, se mettrait de sang-froid à rédiger l'ai-
mable liste requise. Petit apôtre ! petit Tartuffe !
petit sac à sagesse gonflé dé vanité, voilà les
moindres épilhètes qu'à bon droit je m'attirerais.
Allez, mon cher enfant, je ne me sens ni l'envie
ni le loisir de réfléchir sur vos défauts, quand
vous êtes loin de moi surtout, et quand avec
cela de bonnes lettres, d'aimables cadeaux vous
viennent toujours montrer à moi sous le jour le
plus favorable. D'autres que moi peuvent vous
rendre ce service; vous ne manquez pas, je le
sais, d'amis officieux, de judicieux parents qui,
dans votre intérêt bien entendu, voudront fort
bien se charger de cet office désagréable. Pour-
quoi donc vous importuner de mes avis ? D'ail-
leurs, si vous n'écoutez point vos parents, vous
n'écouterez personne, un mort lui-même^ comme
il est dit dans la parabole, ressusciterait vaine-
ment pour vous instruire. Allons, plus d'enfantil-
lage, n'est-ce pas, s'il est vrai que vous m'ai-
mez, p
118 CHARLOTTE BRONTÉ.
Tout cela, au premier abord, est doux ; il y a
un charme étrange dans ces amitiés, dans ces
recherches loyales de tant d'âmes aimantes et
sincères. On pense, en les lisant, à ces fonds de
paysage si fréquents en Angleterre, où les nua-
ges moites traînent lentement dans un brouillard
paisible au bord du ciel. En effet, ce fut là peut-
être le temps le plus heureux de sa vie ; mais la
fougue intérieure, l'air d'aspiration, ce souffle
incessant et véhément qui l'ont toujours poussée
vers le travail et la conquête, l'avaient déjà
ébranlée tout entière.
IX
Pendant tout ce temps, une pensée unique la
préoccupa : cultiver son esprit, perfectionner au-
tant que possible son goût et son jugement.
« Jamais, » nous dit une de ses camarades de
classe, « elle ne regardait une gravure, un des-
sin, sans l'analyser à fond; elle tenait avant tout
à se rendre exactement compte de la pensée de
l'artiste. » Elle pensa d'abord, comme son frère,
à devenir dessinateur, et voulut, à l'exemple
d'Hogarth, composer une série de dessins dont
CHARLOTTE BRONTÈ. 119
Tensemble ferait un roman de mœurs. Lorsque
sa mauvaise vue Peut obligée à abandonner ce
projet , elle se rejeta avec un redoublement d'ar-
deur vers ses autres éludes ; elle se mit à lire
Hume, RoUin, chercha des notions d'hisfoire na- .
turelle dans Bewick et Audubon, de psychologie
dans Shakspeare, comme dans toutes les biogra-
phies qu'elle put rencontrer. Ses études, comme
son esprit, furent tout de suite précises et posili-
ves. Elle voulait savoir^ et sa plus grande crainte
était de se tromper. Ce qu'on appelle communé-
ment iUusiom ne peut subsister à côté de Tamour
sincère et sérieux de la vérité. Rien de surprenant
si, avec cette soif d'apprendre, CharloCte ne fut
jamaisj^MW^; j'entends par là qu'elle n'eut jamais
les rêves d'une pensionnaire; elle ne s'amusait
pas à se figurer quelque beau cavalier en bottes
molles, quelque idylle chantée à deux dans un
chalet suisse; elle était exempte du dangereux
enthousiasme que Terreur produit. Son cœur,
porté dès l'enfance vers les choses vraiment
grandes, dédaignait les petites. Elle comprit vite
les misères de la vie humaine et n'eut jamais
l'idée de s'en indigner; elle envisageait sans éton-
nement ni aigreur les calamités qui viennent ré-
120 CHARLOTTE BRONTÊ.
gulièremcnt ravager nos espérances; dans les
dérauts d'autnii, elle n'apercevait qu'un mal iné-
vitable auquel il fallait se résigner sous peine de
sottise et d'impiété. A Tâge où les jeunes filles ne
sont qu'expansion et pétulance, elle estimait à
leur juste valeur les démonstrations amicales
qu'elle recevait. Uu jour- arriva une lettre d'une
camarade de classe, qui en parlant avait promis
de lui écrire. La surprise de Charlotte égala son
plaisir ; elle avoua naïvement qu'elle n'avait ja-
mais compté sur des promesses pareilles ; elle les
attribuait à l'effusion du moment, à l'impulsion,
à rinexpérience, et trouvait naturel qu une heure
après on loubliàt.
Mais la rectitude et la pénétration d'esprit qui'
la préservait de tout faux enthousiasme comme
de tout scepticisme étroit commençait à la con-
duire en matière de foi sur des sentiers dange-
reux, et qu'une femme doit éviter encore plus
qu'un homme. Sa vive imagination, encore libre
de tout travail spécial, errait au hasard, se com-
plaisait dans l'examen des plus redoutables et
des plus mortels entre les dogmes du christia-
nisme. Celui de la prédestination surtout l'épou-
vantait : d'affreuses visions venaient lui montrer,
CHARLOTTE BRONTÉ. 121
comme à Pascal, la grâce déraillanlc, le salul
impossible. « Si la perfection chrétienne est né-
cessaire, point de salut pour moi. Je ne sais
comment prier, — mon cœur est une véritable
serre chaude où naissent les pensées mauvai-
ses*, » s*écriait-elle dans un accès de désespoir.
« Je me sens dans un état de doute morne, af-
freux ; je consentirais tout de suite à échanger
contre des cheveux blancs mes dix-huit ans,
môme à me voir sur le bord de la tombe, pourvu
que par là je fusse assurée de la miséricorde di-
vine. »
Ce besoin du vrai, ces alarmes religieuses
n'étaient que les moindres de ses aiguillons. La
vérité est qu'elle avait les ailes trop grandes et
qu'elle ne pouvait s'empêcher de les ouvrir. Son
instinct la poussait ; elle languissait dans celte
cage, a 11 est vain de dire qu'un calme apparent
puisse suffire à Thommc. » Quand plus tard,
dans Jane Eyre, elle traça ces lignes, c est son
propre état qu'elle dépeignait. Personne n'éprou-
va plus ardemment ce désir intense d'agir qui
ronge les esprits passionnes, et par une morsure
• A very hot-bed for sinful thoughts.
11
122 CHARLOTTE BRONTÈ.
secrète, les pousse vers ce monde d'action et de
luttes pour lequel ils ne semblaient point faits.
Au milieu de son labeur incessant, une blessure
constamment avivée la précipitait vers la voie que
plus tard elle devait suivre ; elle se tordait d'im-
patience au milieu de Tobscur travail auquel la
condamnait son mesquin et monotone emploi.
« Ce travail sédentaire, cette vie de contrainte
m'impatientent à un degré incroyable. J'éprouve
un violent désir de me sentir pousser des ailes,
des ailes comme la richesse en fournit ; une ar-
dente soif de voir, de savoir, d'apprendre. »
Puis, décrivant les sensations qu'elle éprouvait
en recevant une lettre d'une amie en^ voyage :
« Je pouvais à peine, » dit-elle, « me rendre
compte des sensations qui venaient me serrer à
la gorge, il me sembla que des profondeurs de
mon être quelque chose me montait à la peau el
venait se répandre sur moi; je me sentais comme
tantalisée (tenlalized) par l'aiguillon de forces la-
tentes, de facultés inexercées ; puis soudain tout
s'ébranla, et je demeurai comme désespérée* »
CHARLOTTE BRONTÉ. 123
Quand les vacances de Noél, en 1836, ramenè-
rent les quatre enfants au presbytère, la réunion
fui triste. Charlotte venait d'avoir vingt ans; un
travail de seize heures par jour altérait sa santé,
et son mînee salaire, si rudement gagné, suffi-
sait à peine pour payer ses habits et ceux d'Anne,
sa plus jeune sœur. Une autre sœur, Émily,
institutrice dans une maison particulière, venait
de revenir ; et Charlotte retrouvait en elle, avec
des traits plus saillants, son propre caractère,
Textrème énergie, la concentration profonde, la
rébellion contre les usages ordinaires de la vie,
la souflrance continue et T incurable dispropor-
tion du génie et de la pauvreté. Le caractère im-
périeux de cette étrange jeune fille ne supportait
aucune contrainte, elle ne respirait à l'aise que
parmi les landes incultes où elle était née. Les
gens d'Haworth se la rappellent encore errant au
hasard entre les bruyères, accompagnée seule-
ment de son chien Keeper^ bouledogue farouche,
dont le museau de nègre s'entrouvrait en gron-
dant dès que quelqu'un s'approchait de sa mat-
in CHARLOTTE BRONTÉ.
tresse. Charlotte Brontë parle, je ne sais plus où,
du profond attachement que sa sœur avait pour
Haworth : « Des fleurs plus éclatantes que la rose,»
dit-elle, « s'ouvraient pour elle au plus profond
du ravin ; d'un trou livide creusé entre les pans
d'une roche, son imagination créait un Éden. Ces
sauvages solitudes où elle trouvait la liberté fai-
saient ses plus chères délices. C'était le souffle
même de sa vie, que la liberté. »
En général, elle plaisait peu. Sa haute taille
virile, Texpression sévère de ses traits impérieux
éloignaient les gens ; on se sentait glacé devant
ce visage intelligent mais froid, en face de cette
bouche hautaine qui jamais ne s'ouvrait pour
prononcer un mot bienveillant. On cite, comme
une chose extraordinaire, qu'un jour ayant reçu
un cadeau, elle ait dit merci. Soit indifférence,
soit hauteur, elle ne se communiquait point, et
l'on ne connut jamais, par exemple, ce qu'elle
pensait sur la religion. « Ceci est entre Dieu et
Thomme, » répondit-elle un jour à quelqu'un
qui essayait de la sonder là-dessus. Sa sœur,
dans le personnage de Shirley, semble avoir re-
tracé quelques traits de son caractère, et on y
devine un esprit singulièrement hardi, une puis-
CHARLOTTE BRONTÊ. 125
sance de conception el une largeur d'idées peut-
être plus grandes que celles de Charlotte. Elle
était poète, mais d'une façon peu ordinaire, car
elle était poète en secret, et n'admirait pas ses
propres vers. « Un volume devers manuscrits, »
dit Charlotte, « me tomba sous la main. Je récon-
nus son écriture, et sans surprise, car j'avais
déjà vu de ses vers. Mais cette fois j'éprouvai
plus que de l'étonnemenl, la conviction arrêtée,
profonde, que ceci ne ressemblait point à ces
sortes d'effusions banales, comme les femmes
d'ordinaire en écrivent quand elles se croient
poètes. Cela me parut tout à la fois concentré et
achevé, original et puissant. J'y trouvai je ne sais
quelle harmonie sauvage, aussi mélancolique
qu'élevée.... Ma sœur Ëmily était peu démonstra-
tive, et l'un de ces esprits au fond desquels on
ne pénètre point impunément. Il fallut des heures
pour me faire pardonner ma découverte, et aussi
pour ramener à croire que ses vers méritaient
d'être publiés... » Au fond elle était sauvage, im-
pi*opre à la vie civilisée, jusqu'à prendre en hor-
reur les apparences de concession et de mensonge
sans lesquelles les hommes ne peuvent vivre en
société. C'est pourquoi elle montrait plus d'af-
ii.
126 CHARLOTTE BRO^'TÉ.
fection envers les animaux qu'envers les créatu-
res pensantes ; on la voyait plus prompte à se-
courir un chien qu'un homme. Une sorte de gé-
nérosité instinctive Taltîraît vers les êtres faibles
que le vulgaire exploite ou dédaigne, peut-être
aussi le goût de la domination noblement exercée
que l'on retrouve chez tout esprit vraiment grand.
D'ailleurs dure pour elle comme pour les autres,
et d'un stoïcisme rare à Fendroit de toute souf-
france. Un chien qu'elle pouvait croire enragé,
un jour, la mordit au poignet. Sans rien dire
elle alla droit à la cuisine, prit un fer, le ût rou-
gir, et d'une main ferme, sans sourciller, cauté-
risa la chair trouée qui saignait. Elle n'en aimait
pas moins son grand bouledogue Keepei\ le com-
pagnon assidu de ses promenades. Elle passait
des heures entières silencieuse, occupée, ayant
un bras passé autour de son cou velu. Lui, im-
mobile, semblait un coussin vivant, et l'aimait
de tout son cœur de dogue. La vieille servante
Tabby le détestait, disant qu'il montait sur les
meubles, gâtait les tapis, salissait tout. Emily
finit par promettre qu'elle le corrigerait. Le len-
demain môme on le trouva ronflant sur un lit.
Elle le prit par Toreille, le traîna jusqu'au bas de
CHARLOTTE BRONTÊ. 427
l'escalier, l'accula dans un coin obscur et, toute
pâle, le roua de coups pendant qu'il grondait et
lui montrait les dents. Ceux qui connaissent son
caractère pensent qu'elle aurait mieux aimé les
avoir reçus elle-même. Les gens de la maison,
dans l'autre chambre, frémissaient, croyant
qu'elle allait être étranglée ; ce chien si terrible
plia sous son regard et se laissa battre comm^
un épagneul.
Certes, jamais âme plus indépendante et plus
véhémente ne se heurta aux misères d'une con-
dition plus précaire et plus obscure. Comme
Charlotte, elle refusa de vivre à la charge de son
père et entra comme institutrice dans une famille
riche. Mais les enfants étaient petits, et la mère
qui les gâtait abrégeait les leçons de l'institu-
trice pour lui faire raccommoder les petits bon-
nets et les chemisettes. Son visage pâle attestait
de bien àmères souffrances quand elle revit Char-
lotte. Charlotte comprit qu'il était tômps d'agir.
XI
Sur ce grand découragement qui l'avait enva-
hie, elle sentit surnager la mâle résolution de
128 CHARLOTTE BRONTÉ.
lutter et la certitude sereine de vaincre. Elle
voulut changer de condition, ajouter quelques
livres sterling à ses pauvres gages. Aucun sacri-
fice d amour-propre ne lui coûtait. Elle voulait
atteindre son but, rien de plus, rien de moins,
par tous les moyens, singuliers, humiliants, peu
importe; il suffisait qu'ils fussent honnêtes.
« Je cherche une situation comme une servante
en quête d'une place, » écrivait-elle à une amie.
« A propos, vous saurez que, dans ces derniers
temps, je me suis découvert un talent spécial
pour nettoyer, épousscter, faire les lits... une
ressource en cas de besoin, si le reste me man-
que. Je ne me soucie point d'être cuisinière, je
déteste de faire la cuisine ; — non plus d'être
femme de chambre, bonne d'enfants, encore
moins dame de compagnie, — je veux être fille de
chambre, tout uniment, et, au besoin, serais prête
à accepter une place de ce genre chez qui m'of-
frirait de bons gages pour un travail modéré. x>
Elle cherchait comment elle pourrait rendre
à sa sœur la liberté à laquelle elle-même renon-
çait volontiers. Les plans les plus divers s'entre-
croisaient dans sa tête, et chaque jour renver-
sait quelque nouveau projet conçu pendant la
CHARLOTTE BRONTÉ. 120
nuit, par exemple celui de fonder une pension
avec l'aide de ses sœurs. Mais les fonds man-
quaient, elles écrivaient et parlaient trop mal le
français, qui est la langue indispensable. Dans
leur solitude, elles imaginaient, discutaient et
s'entretenaient à voix basse, le soir, quand tout
autour d'elles dormait. Le parloir, alors, leur
appartenait, elles pouvaient, sans crainte d'être
entendues, dérouler à leur aise la longue et
vaine liste des songes que l'inexpérience conçoit.
On se figure l'ardeur avec laquelle leur imagina-
tion lancée s'enfuyait au delà de l'obscure cage
provinciale, pour leur montrer le monde actif et
pensant où vivait un Thackeray, un Southey, un
Wordsworth. Dans l'obscurité de la chambre
refroidie, à travers le ruissellement de la pluie
qui inondait les routes et les tristesses glacées
du paysage enseveli dans la nuit de décembre,
elles apercevaient comme dans un rayonnement
lointain tout un radieux cortège d'écrivains illus-
tres. Comme ils avaient du génie, elles étaient
sûres de trouver en eux des juges impartiaux,
insensibles à toute autre chose qu'aux intérêts
de leur art. Puis, lorsque, après de longs silen-
ces, les chuchottements recommençaient plus
130 CHARLOTTE BRONTÉ.
pressés et plus avides, elles se prenaient à parler
de leurs essais littéraires; elles se disaient
qu'elles, comme d'autres, pouvaient rencontrer
l'aide et l'appui d'hommes distingués et mar-
quants. Ce fut sans doute à la suite d'un sem-
blable entretien que Charlotte écrivit à Southey.
On imagine le sourire de l'écrivain célèbre en
décachetant cette lettreaccompagnée d'un cahier
de poésies, sur lesquelles on demandait son avis.
Tout auteur connu reçoit journellement de ces
sortes de lettres; le premier barbouilleur venu,
qui au sortir du collège écrit en style usé des
vérités de vaudeville, trouve naturel de deman-
der conseil, parfois mieux, à l'homme actif et
occupé qui use sa santé et ses yeux au service
d'une idée utile ou nouvelle. Les femmes, que
leur imagination pousse naturellement au ro-
man, résistent plus difficilement encore à l'envie
de fixer sur elles Tattention d'un homme mar-
quant, et un des plus grands poètes de notre
temps a un secrétaire chargé de répondre aux
lettres qui commencent par des communications
littéraires et finissent par des effusions d'amour.
A la réponse de Southey, on devine comment
Charlotte lui écrivit. Il ne vit pas grand mérite
CnARLOTTE BRONTÈ. 131
dans ses essais et évita de rencourager. En
revanche, il s'élendit fort en excellents conseils
moraux sur le néant de la célébrité et les dan-
gers de l'ambition. On voit qu'il crut avoir affaire
à une jeune fille exaltée et romanesque que
Tamour de la poésie pouvait sinon égarer, du
moins pousser loin. En somme, c'était un congé,
même un congé banal. Charlotte, trop inexpéri-
mentée et trop modeste, d'ailleurs éblouie par
la renommée de l'écrivain, s'exagérait un peu
la valeur de ces conseils, et n'aperçut pas le
fond banal visible à travers ces phrases bien
intentionnées et bien alignées. Elle l'en remercia
par la lettre suivante, qui me semble digne
d'être citée tout entière :
« Je vais encore vous importuner, mais je ne
puis résister au désir de vous exprimer toute
ma reconnaissance pour vos affectueux et sages
conseils. Jamais^ monsieur^ je n'eusse espéré
autant de condescendance de Votre part, utie
réponse tout à la fois si délicate et si noble. Mais
je dois renoncer à vous dire là-desstis ce que je
ressens^ vous me croiriez follement enthousiaste;
« Tout d'abord^ quand je parcourus votre lot-
i:2 CHARLOTTE URONT£.
Ire, je n'éprouvai que de la honte, un véritable
remords d'avoir osé vous infliger mes rapsodies ;
le rouge me monta à la figure, je songeai à tout
ce papier couvert par moi de ce qui naguère fai-
sait mes délices, et n'est plus à présent pour moi
que source de confusion. Cependant, peu à peu
je me mis à réfléchir et tout s'éclaircit à mes
yeux. Vous ne me défendez point d'écrire, vous
ne semblez même pas trouver mes vers absolu-
ment mauvais. Vous ne faites que me prémunir
contre le danger de négliger des devoirs sé-
rieux; d'écrire par ambition ou pour l'égoïste
excitation que donne le plaisir d'inventer. Néan-
moins, vous me permettez de faire de la poésie
pour l'amour de la poésie, sans arrière-pensée
de célébrité ni de gloire, et pourvu que cette
occupation délicieuse ne me fasse négliger aucun
de mes autres devoirs. Évidemment, vous ne
voyez en moi qu'une insensée. La faute en est
à moi ; ma première lettre, je le sens à présent,
n'était que folie d'un bout à l'autre; pourtant,
monsieur, je ne suis pas tout à fait l'oisive rê-
veuse que vous paraissez supposer.
« Mon père est un ecclésiastique de fortune
médiocre. Je suis l'aînée de ses enfants, et il a
CHARLOTTE BROiNTÉ. 155
consacré à mon éducation tout ce que, sans injus-
tice pour les autres, il pouvait y consacrer. Mon
éducation finie, j'ai considéré comme un devoir
de pourvoir moi-même à mes besoins. J'ai ac-
cepté des fonctions de gouvernante. Il n'y a guère
de place pour les rêves, croyez-moi, dans cet em-
ploi absorbant qui use mes meilleures forces.
Le soir, j'en conviens, quelquefois je m'en dé-
dommage, je laisse aller mes pensées à l'aven-
ture, mais seulement quand je suis seule, et
sans importuner jamais personne de mes rêve-
ries. De même j'évite avec som toute apparence
de préoccupation, d'excentricité, tout ce qui
peut, en un mot, faire soupçonner quelles pen-
sées parfois me viennent. Pour me conformer
aux vues de mon père, qui sont aussi les vôtres,
je m'efforce non-seulement de m'acquitter fidè-
lement de mes devoirs de femme, mais encore
d'y trouver de l'intérêt. A dire \rai, je n'y
réussis pas toujours, et souvent quand j'enseigne
ou que je couds, je sens combien j'aimerais
mieux prendre la plume ou un livre... Mais je
tâche de me contraindre, et je puis dire que l'ap •
probation de mon père m'a toujours amplement
récompensée.
12
134 CHARLOTTE BRONTfc.
« Une dernière fois, rece\ez mes remercî-
ments les plus sincères, les taieux sentis. Je
crois bien en avoir pour toujours fini avec le
rêve de me voir imprimée. Si ce souhait, pour-
tant, jamais se renouvelait, je le refoulerais bien
vite en relisant la lettre de Soulhey. Cette lettre
est consacrée, papa, mon frère, mes sœurs excep-
tés, personne jamais ne la lira. Encore merci.
Cet incident ne se renouvellera point, je suppose;
pourtant dans une trentaine d^années d'ici, si
j'atteins à la vieillesse; je m'en souviendrai
comme d'un rêve charmant. Le nom que vous
supposiez emprunté est bien vraiment le mien.
Aussi, comme avant je signe,
« Charlotte Brontê. »
Dans cette lettre noblement naïve, Soulhey
pouvait, ce me semble, distinguer tout à la fois
la marque d'un noble caractère et d'un noble
cœur. VAmen de quatre lignes par lequel il y
répondit détruisit pour longtemps ses espé*
fànees, et là rejeta vel*s d'autres plans et vers
d'autres projets. Celui de fonder une pelision
reprit le dessus, et aufesi l'idée d'aller passer
quelques mois en Belgique ou en France, afin
CHARLOTTE BRONTÉ. 155
de se perfectionner dans Tétude indispensable
du français. Après bien des tergiversations, des
supplications, des prières pour vaincre la résis-
tance du père, qui s'opposait à ce plan, leur
tante, gagnée par leur persévérance, leur prêta
une cinquantaine de livres sterling, et, grâce à
cette aide, elles purent enfin mettre à exécution
le projet depuis si longtemps conçu, sur lequel
une partie de leurs espérances se fondait.
XII
Si l'on veut savoir tout au long comment
miss Broute passa son temps à Bruxelles, on
trouvera dans le livre de mistriss Gaskell tous
les renseignements désirables, et même d'autres
qui ne le sont pas. On y apprendra quelle sorte
de devoirs son maître lui faisait faire, et la ma-
nière dont il les lui corrigeait. A telle page on lira
une composition emphatique et pleine de fautes,
qui porte en marge les corrections du profes-
seur, personnage imbibé des traditions du
a grand siècle, » et qui leur faisait faire de
grandes phrases nobles sur des sujets comme
« Pierre l'Ermite, 9 ou bien la « mort de Napo-
i3t> CrïARLOTTE BRONTÉ.
léon. L'on vous dira encore que leurs progrès
furent rapides, que Charlotte d'abord eut quel-
que peine à s'habituer à faire maigre le ven-
dredi; qu'en somme le séjour de Bruxelles lui
plut, que la ville lui paraissait agréable, les
cathédrales belles, qu'en sa qualité de protes-
tante et d'Anglaise, pourtant, elle s'en voulait
un peu d'avoir deux ou trois fois assisté avec
intérêt aux pompeuses cérémonies de la messe
à Sainte-Gudule. Vous y apprendrez avec intérêt
le nom de la famille anglaise chez qui elle dinait
le dimanche, celui de la dame qui, à cause de
leur excessive timidité, renonça à les invi-
ter, enfin ce qu'elles mangeaient pour souper
et comment leurs lits se trouvaient placés au
dortoir. On regrette de ne point trouver com-
bien elle usait de paires de gants par an et ce
qu'il lui fallait de temps pour écrire un thème.
Il est clair qu'en quittant pour la première fois
son pays, elle porta tout à la fois à Bruxelles
ses étonnements de jeune fille élevée en pro-
vince et ses préjugés d'Anglaise. Il est encore
plus clair que, se mettant à vingt-sept ans en
pension pour apprendre le français, elle s'ar-
rangea de façon à ne point perdre son temps et
CHARLOTTE DRONTÈ. iJl
à profiter le plus possible d'un séjour coûteux.
Mais on ne tient guère, je le suppose, à con-
naître l'emploi d'une journée de pensionnaire ;
on préfère savoir à quoi s'en tenir sur son his-
toire intime, apprendre ce qu'elle éprouva à la
vue d'un autre pays, quelles gens l'entourèrent,
ce qu'elle pensa de ses usages, de ses mœurs,
de sa religion. On trouvera tout cela dans « Vil-
lette. » Certes, je ne prétends pas dire que ce
roman soit une confidence exacte, ni qu elle
peigne au naturel ceux qu'elle rencontra. Sans
doute un artiste n'est point un copiste, un pein-
tre habile n'est point un photographe. Mais, en
fait d'histoire intime, le vraisemblable est sou-
vent le vrai, et pour qui cherche l'auteur au fond
de son œuvre, qui ne reconnaîtrait Charlotte
dans la pauvre et courageuse gouvernante, d'a-
bord bonne d'enfants chez le jésuite femelle dont
voici le portrait :
« Habillée, madame Beck paraissait petite et
un peu replète, mais elle avait cette grâce par-
culière que prête un ensemble de formes bien
proportionnées. Son teint était frais et animé,
mais point trop rouge, son œil bleu et calme.
12.
138 CHARLOTTE BRONTÈ.
Une couturière française seule possède le secret
de faire aller une robe comme lui allaient ses
robes, presque toutes de soie foncée. En somme
elle avait bonne apparence, quoique l'air d'aune
petite bourgeoise^ telle qu'en effet elle était. Je
me demande d'où l'harmonie parfaite qu'offrait
Tensemble de toute sa personne pouvait prove-
nir; son visage, cependant, présentait des con-
trastes : ses traits sévères n'étaient pas de ceux
que d'ordinaire on voit unis à un teint aussi
reposé et aussi clair. Elle avait le front élevé,
mais étroit ; ce front annonçait de l'intelligence
et même quelque bienveillance, mais nul besoin
d'expansion. De même son œil tranquille, et
cependant vigilant, ne connut jamais ces flam-
mes soudaines qu'allume le cœur, ni celte dou-
ceur qui s^en échappe. Ses lèvres étaient min-
ces, l'expression de sa bouche dure, parfois
môme vindicative.
« Pour tout ce qui est affaire de sentiment ou
de génie, audace ou tendresse, je sentais que
madame serait infailliblement un « Minos y> en
jupons. Avec le temps, je trouvai qu'elle était
encore autre chose en jupons. Elle s'appelait Mo-
' deste-Marie Bcck, née Kint : on eût dû l'ap-
CHARLOTTE BRONTÉ. 159
peler Ignacia. Elle était certainement charitable
et faisait beaucoup de bien. Jamais maîtresse ne
fut plus facile. L'on m'apprit qu'en dépit de son
désordre, de sa négligence, de son ivrognerie
même, jamais l'intolérable mistress Sweeny
(bonne d'enfants qu'elle renvoya) ne reçut d'elle
le moindre reproche ; seulement mistriss Sweeny
dut partir à l'instant même où elle le jugea à
propos. L'on m'a encore dit que jamais on n'en-
tendait sortir de sa bouche un mot de blâme sur
les professeurs ou maîtresses qu'elle employait.
Pourtant elle en changeait fréquemment : on les
voyait tout à coup disparaître et de nouveaux
leur succéder, sans que l'on sût comment ni
pourquoi.
« L'établissement était tout à la fois une pen-
sion et un externat; il y avait une vingtaine de
pensionnaires et plus de cent externes. Madame
devait posséder le génie administratif : elle seule
gouvernait tout cela, aidée de quatre sous-maî-
tresses, huit professeurs, six domestiques, trois
enfants. Adroite à merveille à plaire aux élèves,
à leurs parents et cela en apparence sans effort :
nul mouvement, nulle fatigue, nulle excitation
fiévreuse incompatible avec la dignité de ses fonc-
140 CHARLOTTE BRONTÉ.
lions. On la voyait toujours occupée, rarement
affairée. Madame, il est vrai, avait son système
propre pour diriger et faire mouvoir toute cette
vaste machine.
c( Néanmoins, madame savait ce que signifiait
le mot honnêteté, elle Taimait même, quand ce
mot, s'entend, ne venait pas jeter de gênants
scrupules à travers les exigences de son intérêt
ou de sa volonté, la preuve de ceci, c'est qu'elle
respectait l'Angleterre, et pour garder ses enfants
n'avait confiance qu'en des Anglaises. Pour du
bon sens, elle en montrait souvent ; .ses opinions
témoignaient d'un jugement sain ; elle paraissait
se douter que maintenir des jeunes filles dans
une contrainte conseillée par la méfiance, dans
une ignorance aveugle et sous une surveillance
de tous les instants, n'était pas justement le
moyen d'en faire des femmes honnêtes et mo-
destes. Mais elle était convaincue qu'en ce pays
et avec ces mœurs l'on ne pouvait faire autre-
ment; que tout relâchement envers des enfants
accoutumés dès Tenfance à se voir aussi scrupu-
leusement gardés pourrait avoir des conséquen-
ces fatales. — Les moyens dont elle se servait lui
faisaient mal au cœur, elle n'hésitai l pas à en
CHARLOTTE BRONTÉ. 441
convenir; pourtant il le fallait. — Puis, après un
discours montrant un certain sentiment de digni-
té, parfois même de la délicatesse, soudain je la
voyais repartir, et, sur ses « souliers de silen-
ce, » se glisser comme une ombre par toute la
maison, regardant par ce trou de serrure, ten-
dant Toreille à cette porte. ,
« Justice, néanmoins, lui soit rendue, à elle et
à son système. Rien de meilleur que ses arran-
gements pour tout ce qui concernait le bien-être
physique de ses élèves. Nulle fatigue pour les es-
prits; les leçons, bien distribuées, leur sem-
blaient relativement faciles ; l'abondance des ré-
créations, la variété des jeux, la longueur des
promenades les conservaient alertes et saines de
corps : nul visage pâle ou chëtif à voir dans tout
rétablissement. Jamais elle ne refusait un jour
de sortie; elle accordait ce qu'il faut et au. delà
de temps pour dormir, manger, se lever, s'ha-
biller; sa méthode d'agir en tout ceci était par-
faitement libérale, sensée, rationnelle, et mainte
austère directrice de pension anglaise ferait bien
de rimiter, et le ferait, j'imagine, si l'appro-
bation des parents, trop exigeants en matières
d'études, les soutenait.
142 CHARLOTTE BRONTÈ.
a Madame, ayant établi son système de gou-
vernement par l'espionnage, avait naturellement
tout un état-major d'espions. Elle connaissait
parfaitement ce que valaient ces instruments, et
tout en ne reculant pas devant l'emploi du plus
sale, si l'ouvrage qu'elle avait à faire était sale
(quitte à s'en débarrasser ensuite comme d une
écorce d'orange dont on a exprimé le jus), je l'ai
vue infatigablement attachée à chercher un mé-
tal pur pour un usage pur ; puis, une fois trou-
vé, soigneuse du butin, le mettre dans de la soie
et du coton. — Malheur, cependant, au malavisé
qui dépassait d'une ligne le degré de confiance
que son intérêt lui ordonnait de mériter ; car Tin-
térêt, pour madame, c'était la maîtresse-clef de
sa nature, le mobile de chacune de ses actions,
'alpha et l'oméga de sa vie. J'ai souvent vu faire
appel à ses sentiments^ et je n'ai pu retenir un
sourire, moitié de piliéj moitié de colère, à l'a-
dresse des postulants. Personne jamais ne gagna
son attention par ce canal, n'arriva à son but par
ces moyens. Bien au contraire : chercher à tou-
cher son cœur ne faisait qu'éveiller son courroux
et se la rendre secrètement ennemie. C'était met-
tre le doigt sur la place où manquait le cœur.
CHARLOTTE BRONTE. U3
lui rappeler l'endroit mort, le côté impuissant de
sa nature, d'ailleurs si bien pourvue. Avec ce
manque naturel de sympathie, elle possédait
cette sorte de bienveillance banale qui consiste à
donner à des gens que l'on ne connaît point, à
des classes plutôt qu'à des individus. Sa bourse,
fermée pour /'ftomm^ pauvre, s'ouvrait incontinent
pour les pauvres. Elle contribuait largement à des
dons philanthropiques, ne se montrait jamais
chiche d'aumônes lorsque ces aumônes portaient
une étiquette. Cependant nulle souffrance privée
jamais ne la touchait; nul chagrin, assez vio-
lent pour écraser une âme, ne pouvait arracher
à la sienne une émotion. Ni l'agonie de Gethse-
mané, ni le supplice du Calvaire, ne lui eussent
tiré une larme.
« Madame, je le dis encore, était une femme
très-supérieure et très-capable. Sa pension, par
malheur, offrait un cercle trop restreint à de si
grands moyens : elle eût dû régenter tout un
peuple, présider à quelque assemblée orageuse
d'orateurs et d'hommes d'État. Rien là n'eût
abattu sa fermeté, irrité ses nerfs, usé sa pa-
tience, surpassé son astuce. Dans sa seule per-
sonne elle eût réuni les qualités d'un premieJ*
Ii4 CUARLOTTE BRONTÈ.
ministre et celles d'un préfet de police. Sage,
ferme, incapable de scrupules, secrète, fausse,
dénuée de passions, vigilante et impénétrable,
— avec cela toujours revêtue de l'uniforme d'un
décorum parfait, — quoi désirer de plus? »
Évidemment il y a là des souvenirs ; on ne pour-
suit point avec une ironie si cruelle, on n'écrase
point sous des coups si multipliés et si acharnés
quelqu'un dont on n'a point à se plaindre. Il est
probable, pourtant, que si rancune il y eut, cette
rancune, au fond, n'eut pas de bien graves mo-
tifs, et repose surtout sur une tentative de con-
version assez naturelle en pays clérical comme
la Flandre. Pour comprendre toute la portée de
son ressentiment, il faut se représenter, non la
femme que l'on a vue, mais l'Anglaise fille de
ministre, qui dédaigne par principe d'examiner
un culte condamné à l'avance, et des doctrines
trop ouvertement en désaccord avec la raison.
Sans doute l'ardeur de son imagination la
porte à s'exagérer certains faits ; elle mit sur le
compte des institutions cléricales des faiblesses
universelles et humaines, traita la docilité de
lîalcul, et l'habileté d'hypocrisie. Tout ce tableau
CUARLOTTE BRONTÉ. 145
est noirci, et peut-être pourra-t-on dire qu'elle fut
plus intolérante que ceux mêmes qui voulaient
la convertir. Ces sortes d'esprits oublient que de
nos jours les gens les plus ouvertement irréli-
gieux ne se font point scrupule de se marier à
Téglise, et ne croient point mentir parce qu'ils
font baptiser leur enfant. « Il est impossible que
les prêtres catholiques de notre temps puissent
croire à ce qu'ils enseignent, » me disait l'autre
jour un luthérien, et ce luthérien est entêté sur
le dogme de Timpanation jusqu'à le défendre en
criant trop. Charlotte Brontë faisait comme ce
luthérien. Aussi je ferai grâce au lecteur de ses
réflexions un peu usées sur l'idolâtrie de la messe,
sur Tabsurdité du culte de la Vierge, celui des
saints, etc. Protestants et catholiques, à cet égard,
se renvoient la balle, et rien n'est moins récréatif
que ce formulaire de plaisanteries lourdes échan-
gées de part et d'autre pour l'édification du fidèle.
Malgré soi l'on sourit de l'empressement qu'elle
met à prouver l'infaillible corruption inséparable
de toute éducation catholique; on se demande
comment une personne si loyale a pu, sans y
être forcée, vivre deux ans parmi de tels monstres
de perversité et d'astuce. Un joli mot, dans lo-
is
146 CHARLOTTE BRONTÊ.
quel elle ne voit qu'une preuve d^ignorance, donne
la mesure de cette perversité. Dans son roman,
une jeune fille belge dit à sa gouvernante héré-
tique : c< L'on devrait vous brûler toute vive ici-
bas, mademoiselle, afin que vous ne brûliez pas
en enfer. » Naturellement, miss Bronté ne pou-
vait comprendre des plaisanteries et des mœurs
si opposées à Tesprit grave d'un peuple dont la
main lourde pose mieux des raisonnements
qu'elle ne manie le badinage. Néanmoins il paraît
qu'elle n'en souffrit pas trop, car la mort de sa
tante l'ayant rappelée à Haworth, elle retourna
peu après à Bruxelles, cette fois sans Emily, et
sur Toffre d'enseigner l'anglais en échange des
leçons de français et de la pension gratuite dans
l'établissement.
La divergence des opinions religieuses, d'au-
tres raisons qu'on ignore, ayant mis du froid
entre elle et la directrice, elle ne tarda pas
à quitter Bruxelles pour s'en retourner vivre
m
définitivement à Haworth. La tante était morte, le
père devenait aveugle, on ne pouvait plus se pas-
ser d'elles à la maison, et leur faible santé, leur
union parfaite leur faisaient vivement souhaiter
de ne plus se séparer. Elles reprirent plus sérieu-
CHARLOTTE BRONTÉ. 147
sèment que jamais Tidée de fonder un pension-
nat. Les dispositions de la maison s'y prêtaient ;
Charlotte, qui avait quelques épargnes, se trou-
vait en mesure de faire les premiers frais ; Émily,
qui savait la musique et le dessin, pouvait don-
ner des leçons d'agrément. Elles firent imprimer
des prospectus et envoyèrent des annonces aux
principaux journaux. Pourtant il ne leur vint pas
une élève. Le prix de la pension, fixé à vingt-
cinq livres sterling par an, ne devait cependant
point effrayer. Elles attribuèrent ce mécompte à
la situation retirée d'Haworth, à Taspect peu en-
gageant de ses environs, peut-être à d'autres rai-
sons encore. Les désordres du frère augmen-
taient; il venait de se faire chasser d'une maison
honorable où il était précepteur. Pour noyer ses
remords, il avalait de fortes doses d'opium, et
s'enfonçait toujours plus avant dans le vice. Sa
conversation était celle d'un idiot ou d'un fou ; il
demeurait abruti et immobile pendant des jour-
nées entières, puis, sortant tout à coup de sa tor-
peur, maudissait sa honte, appelait à grands cris
la mort qui ne voulait pas venir. Des attaques de
delirium tremens terminaient ces accès, pendant
lesquels ses sœurs tremblantes frémissaient pour
148 CHARLOTTE BRONTÉ.
leur vieux père aux prises avec ce furieux. Elles
se réveillaient la nuit en sursaut, croyant enten-
dre un coup de pistolej. Un matin, le frère, qui
couchait dans la chambre du père, dit : « Ce sera
bientôt fini, le vieux ou moi. »
C'est parmi ces déchirements et ces tiraille-
ments, à travers tant de projets avortés et de
soucis poignants que naquirent Jane Eyre,
Shirley, Villette. En présence d'un tel spectacle,
il faut bien croire que le talent est comme un
flot qui monte, déborde et couvre tout, en dépit
de tout. L'établissement d un pensionnat ayant
échoué, elles pensèrent encore une fois à écrire,
et s'occupèrent^de faire paraître à leurs frais un
volume sous les noms dTUis, Acton et Currer
Bell. Grâce à ce déguisement, pensaient-elles, le
livre réussirait mieux et plus vite. « Bien qu'a-
lors, » dit miss Brontê, « nous ne pouvions sa-
voir que notre façon de penser et d'écrire ne fût
point celle qu'on est convenu d'appeler « fémi-
nine, » un sentiment vague nous avertissait du
préjugé qui s'élève contre les femmes écrivains ;
nous avions remarqué qu en fait de blâme, les
critiques souvent ménagent le talent pour atta-
quer la personne, et que lorsqu'il y a matière à
CHARLOTTE BRONTÉ. 149
louange, c'est dans la vaine flatterie qu'ils se
laissent tomber. »
Une nuance de rébellion déjà se montre ici; on
reconnaît la prudence d'un esprit indépendant
qui ne veut combattre qu'à armes égales et se
met franchement en garde contre l'ennemi qu'il
s'apprête à affronter. Elle ne faisait rien à la lé-
gère, et un homme d'affaires expérimenté et actif
lui-même n'étudierait pas plus en détail tout ce
qui concerne la publication d'un livre, choix du
papier, caractères, annonces. Cependant le mal-
heureux livre lancé sans parrains dans le monde
littéraire ne pouvait y réussir. La critique, sur-
chargée de besogne, ne s'arrête guère aux in-
connus, et seules, deux ou trois feuilles spéciales
lui firent l'aumône de quelques lignes. Les vers
d'Émily furent loués dans VAtheneunij journal
assez répandu parmi la bonne compagnie en An-
gleterre. Néanmoins, pas le tiers des exemplaires
ne se vendit. Un incident comique marqua ce
nouveau mécompte. Un admirateur de leur ta-
lent voulant obtenir un autographe des poètes
anonymes, s'adressa pour cela à leur éditeur.
Elles prirent la chose au sérieux, et s'empressè-
rent de satisfaire cet enthousiaste, un mauvais
13.
150 CHARLOTTE BRONTK.
plaisant, peut-être, qui trouva piquant de railler
le lutteur intrépide que nulle chute ne devait
abattre.
Plus clairvoyante que d*autres, Charlotte cher-
cha et comprit le motif de son insuccès. Au lieu
d'accuser autrui, de s'user dans les langueurs
d'un découragement stérile, dans l'aigreur d'a-
mères réflexions, elle se dit qu'une déroute n'é-
tait point une défaite, et, forte d'une expérience
nouvelle, retrempa courageusement sa plume au
fond de Tencrier. Ses sœurs, comme elle, laissè-
rent de côté les vers pour écrire un roman. Celui
de Charlotte, le Professeur ^ voyagea en vain d'é-
diteur en éditeur* et lui fut renvoyé avec une ré-
ponse assez sèche le jour même où son père su-
bissait Topération de la cataracte. « Le livre de
Currer Bell, » écrit-elle, « ne fut accepté nulle
part, ne rencontra même pas le plus petit témoi-
gnage de considération ou d'estime, de sorte que
quelque chose comme le froid du désespoir com-
mença à envahir son auteur. » Ils étaient à Man-
chester, au moment de ce nouveau déboire ; les
* L'on m'a conté qu'elle oubliait de retirer les timbres-poste
du paquet renvoyé, ce qui probablement encourageait peu les
éditeurs à accepter le rebut de leurs confrères.
CHARLOTTE BRONTK. 151
préparatifs et les suites de l'opération les retin-
rent là plus de six semaines, et ce fut pendant
ces journées si pleines d'angoisses qu'elle entre-
prit d'écrire Jane Eyre, le plus lu, sinon le meil-
leur de ses romans. Les trois sœurs, depuis
longtemps, avaient coutume de se communiquer
leurs plans de composition, de discuter ensemble
l'intérêt des événements comme celui des per-
sonnages. On peut donc supposer qu'elle possé-
dait, du moins en partie, le canevas de son
roman, lorsqu'elle commença à l'écrire. Elle
composait à la façon des grands artistes, ou
plutôt de tous les véritables artistes, petits ou
grands ; elle altendait qu'elle eût une vision dis-
tincte et cciivait pour ainsi dire sous la dictée
même des personnages. Cette vision cessant, elle
restait des semaines, parfois des mois sans rien
trouver. Puis un matin, à son réveil, et sans
qu'elle y pensât, le fil se renouait, la trame un
moment rompue des événements venait se re-
former et se continuer devant ses yeux. Ces
jours-là, elle se sentait comme « possédée » et
ne trouvait de repos que, lorsque débarrassée de
ses devoirs de maîtresse de maison, elle pouvait
s'enfermer avec son écritoire. Elle allait ter-
153 CHARLOTTE BRONTË
miner Jane Eyre lorsqu'il lui vint à l'cspril dé
tenter un dernier effort pour son roman du
Professeur, qu'elle adressa à des éditeurs de
Londres, M. Elder and Smith. Cet éditeur, comme
les autres, refusa de le pulilier ; mais ce refus,
accompagné d'une critique détaillée, faisait pres-
sentir que le nom encore inconnu de l'auteur ne
l'arrêterait point, si son prochain ouvrage lui
convenait. Trois mois après il accepta sans hé-
siter le manuscrit de Jane Eyre. On connaît l'im-
mense succès du livre et combien le public mon-
tra de curiosité pour en connaître l'auteur.
L'obscure jeune fdle, du jour au lendemain,
devint une femme célèbre que chacun voulut
voir et recevoir. 11 lui fut impossible de conser-
ver l'anonyme, et un malentendu avec son édi-
teur l'obligea à aller le trouver à Londres. Elle
s'y rendit accompagnée de sa sœur Emily, et
comme elles n'y avaient ni amis, ni parenfs, elles
descendirent dans un petit hôtel du Strand, assez
triste endroit, au fond d'une cour, hanté d'ordi-
naire par les commis voyageurs, et qui n'était
pas propre à leur donner de l'apparence et du
crédit. Les Anglais riches se montrent fort scru-
puleux sur le choix du quartier, et un homme,
CHARLOTTE ÎRONTÉ. 155
encore moins une femme, n'a le droit de se loger
où il lui convient. L'éditeur fut assez surpris en
voyant cette adresse, il le fut encore davantage,
quand s'étant décidé à aller trouver son auteur,
il vit une jeune femme timide, presque embar-
rassée, ayant dans les façons cette gaucherie
naïve que Ton ne rencontre guère que chez les
très-jeunes filles. Cependant sa réputation déjà
se trouvait fondée, et d'une manière durable. Les
femmes, d'ordinaire, n'arrivent à la célébrité
que par l'engouement ou par le scandale. La
sienne, loyalement conquise, n'eut pas besoin
de ce genre de secours, et ce fut le regard levé,
d'un front calme, qu'elle put tendre la main aux
hommes distingués qui s'apprêtaient à juger sa
personne et son talent.
154 CHARLOTTE BRONTË.
Il
LES ŒUVRES
I
Lorsqu'on compare la vie et les romans de
Charlotte Bronlê, on trouve que l'écrivain et les
héros se valent. Le modèle idéal nouveau qui a
flotté devant ses yeux l'a guidée à la fois dans
son invention et dans sa conduite ; et cette con-
ception est si bien sortie du fonds de son passé et
de son être, que dans tous ses romans elle l'a
repris pour mettre en pied le même personnage
et développer les mêmes sentiments. Jane Eyre,
Lucy Snowe, Shirley, Pauline, même parmi les
caractères d'hommes, Crimsworth, Rochester,
sont des âmes composées des mêmes éléments,,
étranges et véhémentes, patientes et énergiques,
courageuses jusqu'à la roideur et la témérité,
faites pour oser et pour souffrir, capables de
marcher seules dans la vie, de trouver en elles-
CHARLOTTE BRONTÉ. 455
mêmes la règle de leur conduite et le ressort de
leur résistance, de tenir tête au monde, sans va-
nité et sans outrecuidance, par conscience et par
conviction. Par-dessus tout cela, généreuses, pé-
nétrées jusque dans leur fond du plus profond et
du plus passionné besoin d^ aimer, semblables à
ces fleuves du Nord qui semblent immobiles sous
leur âpre cuirasse de glace, et qui tout d un
coup, au soleil du printemps, bouillonnent par
une fonte subite, et roulent avec des fracas et des
splendeurs magnifiques sous leurs glaces entre-
choquées.
Qu'est-ce que Jane Eyre? Une pauvre petite
fille, orpheline, ni belle ni aimée, parmi des en-
fants égoïstes et grossiers, plus forts qu'elle, qui
prennent pour eux toutes les caresses et ne lui
laissent que les mauvais traitements. Du premier
coup elle se révèle tout entière ; elle a été battue
par un grand garçon, son cousin, qui a l'habi-
tude de la battre, et toute la maison est avec lui
acharnée contre elle. Qui la soutiendra contre
cette oppression, et qui la relèvera dans cette so-
litude? Un seul sentiment, une révélation sou*-
daine, la grande idée de la justice qui entre tout
d'un coup comme une arme et comme une lu-
156 CHARLOTTE BRONTÉ.
mière dans ce pauvre cœur d'enfant de huit ans.
Munie de cette idée, elle est assez forte à présent
contre tout le reste ; elle \a juger, vouloir, agir
par elle-même, se défendre, se développer, se
faire sa place dans le monde, sortir victorieuse
de toutes ces tentations intérieures el de tous les
assauts du dehors. Elle se retourne sur son
bourreau, et toute faible qu'elle est, elle le met
en sang et le fait fuir. Maîtresse et servantes,
chacun l'injurie; on la punit et on l'enferme;
ses nerfs s'exaltent ; dans le silence et la nuit,
elle a des rêves affreux, et s'évanouit. Il n'im-
porte, quelles que soient les révolutions de la
machine corporelle ébranlée, la même voix inté-
rieure lui crie toujours, avec un accent plus
ferme : « La justice était pour toi, et tu as bien
fait. » Rien ne prévaudra contre cette conviction
personnelle, ni l'autorité des étrangers, ni les
préjugés de sa propre éducation. On lui lâche
une sorte de théologien, un maître de pension ;
le maître de pension chez qui on va la reléguer,
qui, le catéchisme en main, la foudroie. « Vous
êtes hypccrite I Où vont les hypocrites ? » Bra-
vement, et avec une logique d'enfant, elle ré-
pond : (( Dans le puits noir de l'enfer! d Puis
CHARLOTTE BRONTÉ. 157
l'homme sorti elle se tourne vers sa tante, et,
pour la première fois, éclate en rompant tout ;
elle lui dit, avec l'admirable accent de la croyance
entière, toute tremblante des pieds à la tête, et
soulevée jusqu'au fond de son être par un flot
grondant d'intrépidité et de sincérité : Je ne
suis pas hypocrite ; si j6 l'étais, je dirais que je
vous aime; mais je vous déclare que je ne vous
aime pas ; il n'y a personne pour qui j'ai plus
d'aversion au monde que pour vous, excepté
John Rced, votre fils ; et votre livre pour les
menteurs, vous pouvez le donner à votre fille
Georgiana, car c'est elle qui dit des mensonges,
et non pas moi. Je suis contente que vous ne
soyez pas ma parente, je ne vous appellerai ja-
mais ma tante, si longtemps que je vivrai; je ne
viendrai jamais vous voir quand je serai grande,
et si quelqu'un me demande si je vous aimais
et comment vous m'avez traitée, je dirai que j'ai
mal au cœur de penser à vous, et que vous m'a-
vez traitée avec la pire cruauté. Je me rappelle-
rai comment vous m'avez jetée dans la chambre
rouge; je me rappellerai jusqu'au jour où je
mourrai ; je dirai à tous ceux qui me question-
neront la vérité exacte ; les gens croient que
14
158 CHARLOTTE BRONTË.
VOUS èlcs bonne, mais vous êtes méchante!
vous avez le cœur dur, c'est vous qui êtes hypo-
crite I » Et en disant ces mots, son âme « s'é-
panche, se déploie avec le plus étrange sentiment
de liberté et de triomphe qu'elle ait jamais
éprouvé. Il lui semble qu'un lien invincible s'est
rompu, et qu'un violent effort vient de la lancer
dans une liberté inespérée. » L'autre plie, sous
cette irruption soudaine de la vérité irréfutable
et de la conscience révoltée. En effet, c'est la
plus grande force humaine, comme une sorte
d'être invincible et d'origine céleste sous lequel
toutes les puissances terrestres se brisent comme
de misérables ferrailles au contact de l'acier
trempé. Pendant toute son adolescence, dans
cette triste et famélique école de Lowood, humi-
liée d'abord et calomniée, puis dans les longs
ennuis du travail machinal, dans les profonds
regrets des amitiés brisées par la mort ou par
l'absence, elle avance sans dévier d'un pas, sans
se décourager un instant, jusqu'au mgment oà^
devenue maîtresse, elle a sa place, elle gagne
son pain, elle fait estimer son caractère et son
travail. C'est ici qu'apparaît un nouveau trait
plus hardi que les autres : Charlotte Brontê n'a
CHARLOTTE BRONTÉ. 459
point fait d'elle une simple femme résignée, ré-
duite dans ses vœux et dans ses désirs, telle en-
fin que' la société et le préjugé la souhaitent ;
elle lui a donné Tambition, non pas la petite,
ôelle de l'argent et des places^ mais la grande,
celle des âmes actives et viriles, qui, ayant la
puissance de faire beaucoup, se sentent le droit
de beaucoup entreprendre, et ne veulent pas lan-
guir dans une cage quand elles peuvent planer
dans le ciel. Jane Eyre a beau bien accomplir
ses petits devoirs d'institutrice, elle en veut de
plus larges, elle a du sang d'homme et du sang
d'Anglais dans les veines; ce n'est pas une cou-
veuse à l'allemande, ou une poupée à la fran-
çaise ; elle est de cette race qui envoie des mis-
sionnaires et des femmes de missionnaires chez
les Papous et chez les Caffres, et qui, pétrie de
courage, demande des hasards et des aventures
où le courage puisse s'exercer. Elle s affiche
dans les journaux, suivant la mode du pays, an-
nonçant son instruction, ses répondants, le sa-
laire qu'elle souhaite, et part seule, un jour, par
le coach^ dans une maison qu'elle ne connaît
pas, pour faire l'éducation d'une petite fille
qu'elle n'a jamais vue : cela, en attendant;
100 CHARLOTTE BRONTÉ.
après quelques éducations semblables, elle aura
assez d'argent pour fonder quelque pensionnat
en son nom et à son compte. Qu'est-ce qui'pourra
toucher un cœur semblable, si mâle et si habitué
à ne compter que sur soi? Et par quel attrait
une pareille personne, maigre et petite, sans
toilette ni manières, sans parents, sans fortune,
toujours résistante et combattante, pourra-t-elle
remuer et conquérir un cœur ?
C'est ici que commence la grande crise de la
vie féminine, et l'épreuve est ici à la hauteur de
l'âme qui doit la subir. Le maître revient, c'est
le père naturel de la petite fille : un étrange
homme, qui ne doit pas plaire beaucoup à nos
lectrices françaises, et qui certainement est fait
exprès pour choquer la moitié des lectrices an-
glaises. Il a quarante ans, il est carré, massif,
violent et rude ; il n'est pas môme poli avec la
pauvre Jane ; il l'interroge dès le premier jour
de son arrivée, en juge et en maître ; il faut que
dès le premier jour elle prenne avec lui les
façons de la guerre et le ton de l'égalité. Bien
plus, c'est un infidèle^ une sorte de viveur, qui
affiche audacieusement ses exploits passés, conte
ses amours, ses duels, sa vie abandonnée à
CHARLOTTE BRONTÉ. 161
Paris, et fronde en face les principes respectés
et les maximes établies. La sève sauvage, in-
domptable à la culture qui coule dans ces crèa-i
tures du Nord déborde chez lui en bosselures
singulières, en formes barbares et exagérées. Il
est trop fort, trop impétueux, trop livré à son
propre sens ; il y a en lui un trop grand afflux
de colère, de désir et de courage, pour qu'il
' puisse s'enfermer à la façon des créatures appri-
voisées sous l'uniformité des convenances et de
la loi, et c'est justement à cause de cela qu'elle
l'aime; pour maîtriser une âme si forte, il faut
une âme encore plus forte ; l'écho intérieur de
cette âme vierge et véhémente se trouve tout prêt
à renvoyer en accents égaux le grondement de
cette redoutable voix. Elle a celle clairvoyance
qui ne s'arrête pas au dehors; elle perce à tra-
vers les rudesses et les duretés jusqu'au courant
de générosité et de vaillance intérieure ; elle sait
assez par elle-même ce que c'est que la vérité et
la justice, pour les reconnaître sous Técorce qui
les recouvre ; elle a assez de confiance en la vé-
rité et en la justice pour ne pas minauder ni fai-
blir devant les incertitudes qui Tentralnent et
devant les épreuves qu'il lui faut porter. L'amour
14.
162 CHARLOTTE BRONTfi.
entre ces deux âmes ainsi faites est une sorte de
bataille loyale ; ils s'aiment comme Brunehild et
Sigur, en reconnaissant la force de leurs bras
et la franchise de leurs coups. Il l'a tentée, il a
voulu éprouver s'il était véritablement et sincè-
rement aimé par elle, il feint de vouloir en
épouser une autre et de l'envoyer gouvernante,
bien loin, en Irlande ; elle le croit, et la voilà
seule avec lui dans le jardin, prenant son congé,
excitée, blessée coup sur coup, jusqu'à ce qu'en-
fin tout éclate. Écoulez cet aveu, et dites s'il peut
y en avoir un plus franc, un plus véhément et
un plus pur : « J'ai le cœur gros de quitter cette
maison, j'aime cette maison; je l'aime, parce
que j'y ai vécu d'une vie pleine et délicieuse, du
moins pour un temps. On n'y a pas marché sur
moi, je ne m'y suis pas trouvée pétrifiée, je n'ai
point été ensevelie avec des esprits inférieurs et
exclue de toute intelligence et de tout commerce
avec ce qui est beau, énergique et grand. J'ai
parlé face à face avec ce que je respecte, avec ce
dont je jouis, avec un esprit original, vigoureux
et ouvert. Je vous ai connu, monsieur Rochester,
et cela me frappe de terreur et d'angoisse, de
sentir que de toute nécessité je dois être arra-
CHARLOTTE BRONTÈ. 105
chée de vous pour toujours. Je sens la nécessité
de partir, et c'est comme si j'avais en face la
nécessité de mourir. Je vous dis qu'il faut que
je parle. Croyez-vous que je puisse demeurer ici
et n'être plus rien pour vous ? croyez-vous que
je sois un automate, une machine inerte, que je
puisse supporter qu'on m'ôte mon morceau de
pain de mes lèvres ? croyez-vous, parce que je
suis pauvre, obscure, laide et petite, que je sois
saris âme et sans cœur ? Si vous le croyez, vous
avez tort; j'ai autant d'âme que vous, et au
moins autant de cœur, et si Dieu m'avait donné
quelque beauté et beaucoup de richesses, je vous
saurais rendre mon départ aussi pénible qu'il
l'est maintenant pour moi. Je ne vous parle
point, maintenant, selon la coutume, les con-
ventions, ni môme selon la chair mortelle ; c'est
mon esprit qui s'adresse à votre esprit, juste-
ment comme si tous deux avaient traversé la
tombe, et comme si nous nous tenions aux pieds
de Dieu, égaux, comme nous le sommes. —
A présent, j'ai dit ma pensée, et je puis aller
n'importe où, laissez-moi aller. Je ne suis pas
un oiseau sauvage et égaré, comme vous le
croyez, qui, dans son désespoir, déchire son
4C4 CHARLOTTE BRONTÉ.
plumage; il n'y a poinl de filet qui m'enlace;
je suis une libre créature humaine avec une vo-
lonté indépendante, et avec cette volonté je vous
laisse là. » Devant cet élan toute hésitation tombe;
les dents serrées, comme un homme qui prend
une résolution profonde et périlleuse, il s'offre
à elle, il la gagne et prépare le mariage. C est
qu'en effet ce mariage ne peut se faire que contre
la loi ; Rochester est déjà marié, et sa femme,
une folle, ivrogne et furieuse, vit dans la maison,
hurlant dans un appartement écarté, déchirant
de ses ongles son mari qui l'approche, et rusant
comme une bête sauvage pour sortir la nuit et
mettre le feu à la maison. Au moment du ma-,
riage tout se découvre, et le soir, revenue dans
sa chambre seule avec lui, tout d'abord elle
pleure, car elle l'aime de toute la force d'un
cœur qui, après une si longue attente, vient de
se donner tout entier pour la première fois. Le
voyant abattu et agenouillé, la figure cachée
dans ses mains, le corps secoué par l'angoisse,
elle revient à lui, embrasse sa joue, caresse ses
cheveux avec sa main. « Dieu vous bénisse, mon
cher maître, dit-elle, Dieu vous sauve de tout
mal et de toute erreur, et vous récompense bien
CHARLOTTE BROOTÉ. 165
de votre ancienne bonté pour moi ! » Puis, elle
s'échappe : « Puisque je suis seule au monde,
dit-elle tout bas, c'est à moi à prendre soin de
moi ! Plus je suis solitaire, dépourvue d'amis,
abandonnée, plus je dois me respecter moi-
même. Je garderai la loi donnée par Dieu, sanc-
tionnée par Thomme; je m'attacherai aux prin-
cipes acceptés par moi quand j'étais raisonnable,
non folle comme à présent. Principes et lois ne
sont point faits pour les moments de calme, mais
pour les moments de tentation, comme ceux-ci,
quand l'âme et le corps, tous deux à la fois, se
soulèvent révoltés contre leurs ordres ; ces ordres
sont péremptoires, ils ne seront pas violés. Où
serait leur valeur, s'il m'était permis de les
violer au gré de mes convenances ? Ils ont leur
valeur — je l'ai toujours cru, et si je ne le crois
point à présent, c'est parce que je suis in-
sensée — tout à fait insensée ! Dans mes veines
caule du feu, et mon cœur bat trop vite pour en
compter les battements. Des opinions préconçues,
d'anciennes résolutions, c'est tout ce qui me
reste, à cette heure, pour m'y appuyer. Là je
veux planter mon pied. »
Elle part la nuit, sans rien dire à personne.
1«6 CHARLOTTE BRONTË.
presque sans argent, rencontre une chaise de
poste, se jette dedans, va en avant aussi loin que
son argent la mène, et là, épuisée, inconnue,
frappe à dix portes pour trouver de l'ouvrage, ou
obtenir un morceau de pain. Quel que soit l'ou-
vrage, il n'importe ; bonne d'enfants, servante
pour tout faire, on la renvoie avec défiance.
Trente-six heures sont passées, et elle n'a point
mangé, la nuit est venue, elle est seule dans la
campagne, le vent siffle et la pluie tombe. Sur
le point de défaillir, elle frappe à une maison
isolée, où, à la fin, le maître, un jeune ecclésias-
tique calme et sévère, M. Saint-John, la reçoit.
Sauvée, soignée, peu à peu estimée, puis aimée
par les filles de la maison, elle obtient une place
de maîtresse d'école dans le village voisin, et là,
pendant de longs mois, elle vit obscure dans la
solitude et le travail parmi des jeunes filles pau-
vres et grossières, avec des efforts constants et
des souvenirs amers, et un profond amour dé-
sespéré qui couve encore. Mais la volonté n'a
point fléchi ; pendant que la neige tombe et que
le soleil se couche tristement sur la bruyère,
la même voix intérieure lui crie qu'elle a bien
fait et qu'elle a eu raison. « Oui, je vivrais main-
CHARLOTTE BRONTÈ. 167
tenant en France, maîtresse de M. Rochester,
dans un beau climat, dans le luxe d'une villa,
la moitié du temps enivrée de mon amour pour
lui, car il m'aurait bien aimée. Oui, il m'aurait
bien aimée pendant un temps, il m'aimait ; per-
sonne autre désormais ne m'aimera jamais ainsi.
11 était fier pour moi et tendre pour moi. Jamais
nul homme ne m'en rendra autant. Mais qu'est-
ce que je dis et quel rêve ? Lequel vaut mieux,
d'être une créature esclave, dans un paradis d'in-
sensée à Marseille, avec une fièvre et des illusions
d'une heure, — suffoquée aussitôt après par les
larmes les plu« amères du remords et de la
honte — ou bien d'être une maltresse d'école de
village, libre et honnête, dans un coin de mon-
tagne, sous la brise, et sur le loyal cœur de
l'Angleterre. Oui, je sens que j'ai eu raison
quand je me suis attachée au principe et à la loi,
et que j'ai dédaigné et écrasé les suggestions
toiles du rêve et du moment. » Au milieu de ces
combats et de ces victoires, la chance tourne
enfin, la fortune lui revient ; elle fait un héri-
tage, elle retrouve des parents dans ceux qui
l'ont accueillie, elle leur fait part de son bien ;
son énergie et sa persévérance lui conquièrent
168 CHARLOTTE BRONTË.
par degrés l'estime et le respect de ce jeune mi-
nistre si beau et si dévoué, et pourtant si fier et
si froid. Il Ta éprouvée, il'sent qu'il a trouvé en
elle sa sœur d'adoption, sa compagne, sa femme,
et veut la mener avec lui dans l'Inde, où il part
comme missionnaire. C'est alors que se révèle
un nouveau trait dans ce caractère, le plus tou-
chant de tous, celui qui sépare les héroïnes de
miss Brontë de toutes les autres. Sous le com-
battant apparaît la femme ; elle ne sait pas seu-
lement résister, mais encore aimer ; elle est
aussi propre à l'effusion qu'à la résistance, et
mérite la tendresse autant que le respect. Elle
admire Saint-John, elle est tentée par la gran-
deur du but vers lequel il marche et par les
périls de la carrière héroïque qu'il veut courir ;
elle consent à partir avec lui comme sa sœur,
elle donnera ses forces, sa santé, sa vie — rien
de plus — on ne peut donner l'amour qu'à l'a-
mour. Elle sent que dans Saint-John ce n est
point l'amour qu'elle rencontre ; il ne la prend
que comme une aide ; elle ne veut être pour lui
qu'une aide, et tous les sophismesde l'éloquence
humaine et de la prédication ecclésiastique ne
parviendront point à l'arracher de ce fondement
CHARLOTTE BRONTÉ. 169
inébranlable sur lequel son instinct de femme
assied ses convictions de femme. Elles parlent
si haut dans son cœur, qu'elles y sont comme
une inspiration d'en haut ; tout le passé y afflue
tout d'un coup par une invasion invincible ; elle
repart et retrouve son ancien maître, aveugle,
estropié et demi-ruiné par un incendie où sa
femme a péri en voulant le brûler. A présent,
c'est elle qui s'offre, jeune et riche, à un in-
firme ; jusque dans le bonheur, le dévouement,
la générosité, emploient encore sa vie ; et sa joie
comme sa gloire, en ce mofnent comme autre-
fois, c'est d'avoir su beaucoup souffrir et bien
aimer.
Shirley Keeldar est sœur de Jane Eyre, comme
Emily de Charlotte. Une sœur plus audacieuse,
plus brillante, comme l'autre intelligente et
noble de cœur, de plus aussi gracieuse que
l'autre est âpre, séduisante de. visage, irrésisti-
ble de langage et de façons. A côté de Shirley,
Jane Eyre, Lucy Snowe, ressemblent à d'hum-
bles violettes auprès de quelque magnifique
orchidée dont les pétales tigrées et entr'ouverles
attirent et font rêver. Qu'on se figure une grande
fille blanche, svelte, souple, ondoyante et empor-
15
170 CHARLOTTE BRONTÈ.
tée, puis ce corps de déesse tout à coup bondis-
sant avec des témérités virginales et sauvages,
se redressant sous des Certes et des colères,
soulevé par des fougues qui débordent de la ma-
nière la phis inattendue comme la plus superbe.
Shirley, reine chez elle, ne connaît ni les con-
traintes de Tobéissaiice, ni celles de la pauvreté.
Elle est orpheline, riche, et à vingt ans maîtresse
indépendante d'un beau domaine, qu'elle seule
gouverne et dirige. Ce ne sont pas seulement
des paysans qu'elle a parmi ses subordonnés et
ses tenanciers, il y a des hommes distingués,
des ecclésiastiques, des manufacturiers qui la
traitent en patronnesse et en supérieure. Un
haut rang, la vraie puissance, la puissance qui
seule ouvre la carrière à une âme haute, en
outre de la générosité, du sang-froid, une large
idée des devoirs que la fortune impose, Shirley
a toixt cela, et mieux, elle possède, comme Jane
Eyre, ce sublime sentiment de la justice, qui,
tel qu'un flambeau toujours resplendissant,
éclaire les obscurités et dissipe les incertitudes
dans lesquelles un esprit ordinaire s'embarrasse
et s'aveugle. « Vous n'étiez point là, je n'ai point
osé disposer de votre bien, » lui dit sa gouver-
CHARLOTTE BRONTÊ. 171
nante, personne timide qu'elle interroge sur les
secours envoyés à plusieurs soldats blessés dans
une émeute d'ouvriers. c< Rien de plus simple
pourtant. Ces soldats ont risqué leur vie pour
défendre mon bien, je suppose qu'ils ont droit à
ma reconnaissance ; ces blessés sont mes sem-
blables, je suppose qu'ils ont droit à mon aide. »
Cette logique naturelle tient lieu de toute expé-
rience comme de toute science, et préserve de
toute idée fausse comme de toute théorie suran-
née. Pas plus que Jane Eyre et Lucy Snowe,
Shirley n'est cette femme que Ton peignait il y
a trente ans, travestie aujourd'hui, pour les
besoins du moment, en pensionnaire ayant nom
Sibylle, ou bien en demoiselle à marier raison-
nable et sensée s'appelant mademoiselle La Quin-
tinie. La pierre de touche à laquelle seule on re-
connaît tout esprit pénétrant, c'est de n'être
point en retard avec les idées de son temps et de
ne point se tromper sur l'heure si par hasard
quelques nuages obscurcissent le ciel, sinon on
a de l'esprit, je le veux bien, mais on n'a pas
tout l'esprit qu'il faut pour en avoir assez. Notre
temps, qui n'est point mystique et ne se paye pas
plus de grands mots qu'il ne se laisse aisément
172 CHARLOTTE BRONTÉ.
attendrir, veut des héroïnes comme Shirley,
plus femmes du monde que théologiennes, et
mieux instruites dans Part de causer que dans
celui de discuter. Celle-ci ne s'inquiète guère
des opinions religieuses qu'on peut lui prêter,
et, cependant, de toutes les héroïnes du présent
et du passé, je n'en vois pas une qui sente mieux
la nature ni Taccord éternel de ses magnificences
avec les grandes légendes antiques qui ont bercé
l'enfance du monde. C'est qu'on naît artiste ou
poète, et de même que sans savoir le grec on
peut sentir la beauté du satyre de Phidias, de
même, sans connaître Spinoza oi> Hegel, une
Ame généreuse, un esprit droit peut sinon com-
prendre, du moins pressentir Téternelle vérité
qui luit dans chaque rayon de soleil. Cette même
logique inflexible, qui, telle qu'une horloge
intérieure, guide les actions de l'homme juste,
met aussi devant ses yeux, sans qu'il le cherche,
le modèle véritable du beau. Les préjugés, les
admirations ont beau l'assaillir, il garde son
jugement droit, et son instinct suffit pour le con-
duire au vrai à travers les conventions et la ba-
nalité. Shirley, qui n'a qu'une instruction n\é-
diocre et un goût modéré pour l'étude, n'en sent
CHARLOTTE BRONTÉ. A75
pas moins vivement ce qu'il peut y avoir de ma-
niéré et de faux dans TÈve de Milton, cette Eve
qui, en bonne lady anglaise, va cueillir des fruits
au jardin pour l'ange Gabriel et son mari. Elle
s'arrête : en dépit des pédants, elle est choquée,
elle ose se moquer du grand Milton. « C'est sa
cuisinière qu'il a dépeinte faisant des tartes ou
préparant des crèmes, » s'écrie-t-elle. Puis, quit-
tant tout à coup ce ton leste, elle regarde la
campagne inondée des splendeurs du couchant,
et toute frémissante au contact de cette nature
divine, la jeune fille soudain se transforme et
devient une artiste. Elle la sent, elle Taperçoit,
cette Eve primitive que Milton n'a ni vue ni sen-
tie; du moins elle essaye de l'imaginer, elle
ébauche à demi une sorte de forme colossale,
et comme une sculpture qui reste incomplète,
qu'elle n'a point la force d'achever, mais qui du
moins témoigne de Tétrangeté et de la grandeur
de ses aspirations. « Je la vois, la géante divine,
la Femme-Titan, dont la robe d'azur dépasse la
limite des prairies. Son voile blanc comme
l'avalanche est brodé d'une flamboyante ara-
besque d'éclairs ; sous ses seins repose sa cein-
ture pourpre comme le ciel et traversée de l'étin-
15.
174 CHARLOTTE BROINTÊ.
celariie clarté de l'éloile du soir. Ses yeux tran-
quilles sont clairs, profonds comme l'eau des
lacs, brillants d*amour céleste, et pourtant
pleins de tendresse humaine; son front, plus
pâle que la lune nouvelle, est vaste comme les
nuées; ses mains puissantes sont jointes sur son
■
sein courbé au bord de Phorizon. Ainsi age-
nouillée, face à face avec Dieu, elle lui parle.
Telle est TÈve, fille de Jéhovah, telle est TÈve,
wïèr^ d'Adam. »
La flatterie, du moins la flatterie vulgaire,
n'aura point prise sur un esprit aussi lucide, et
ce viril jugement que soutient l'orgueil la pré-
servera de toute défaillance comme de toute
erreur. Elle est riche, donc on veut l'épouser.
Maint prétendant s'offre ; rien de plus facile que
de repousser des gens qu'on n'aime pas ; mais
qu'il est malaisé de repousser celui qui vous
plaît, qu'il est difficile de ne pas se laisser trom-
per, troubler du moins par des paroles qu'on a
tant envie de croire! Elle n'est point troublée
cependant, elle garde son discernement intact ;
elle a beau aimer, sa raison fait son office, elle
démêle du premier regard le sentiment intéressé
caché sous les paroles convenables qu'elle vient
CHARLOTTE BRONTÈ. 175
d'entendre. Du premier coup elle s'en révolte et
veut tout briser. « Providence divine, » fit-elle
d'un ton saccadé, impitoyable, profondément
indigné et douloureux, « vous venez de me faire
une proposition étrange — étrange venant de
vous. Et si vous saviez comment vous venez de
la formuler, quel était votre air, votre ton, vous
en seriez saisi. Vous sembliez un brigand qui en
veut à ma bourse, plutôt qu'un prétendant à
mon cœur. » La voix tremble, le regard irrité
qui transperce comme un dard défend toute
réplique, elle est homme alors, et plus qu'hom-
me. On ne résiste pas à cet accent, personne n'y
a résisté. Dernièrement insultée par un ecclé-
siastique malotru, elle Ta mis à la porte. « Loin
d'ici ! fussiez-vous un archevêque. Vous ne vous
êtes point conduit en gentleman, vous n'avez
rien à faire ici. » Un tel orgueil foule aux pieds
les hochets dont se repaissent les vanités bana-
les, titres, honneurs, richesses, et quand son
oncle, indigné de lui voir refuser un parti bril-
lant, lui demande si elle espère.un pair d'Angle-
terre : « Je doute, répond-elle noblement, qu'il
existe ce pair à qui j'accorderais ma main. » —
Puis, sur la remarque que le prétendant dédai-
176 CHARLOTTE BRONTÉ.
gné est un enfant, qu'elle ferait de lui ce qu'elle
voudrait : c< — Cela se peut; mais ma vocation
n'est point de garder les enfants. Ne vous ai-jc'
point dit qu'il me fallait un maître? quelqu'un
en présence de qui je me sentirai disposée, obli-
gée à bien faire? quelqu'un dont mon humeur
violente devra respecter le contrôle ? Un homme
dont l'approbation peut récompenser et le blâme
punir? Un homme que je pourrai craindre, et
pourtant qu'il me sera impossible de ne point /
\aimer ? » Elle le trouve, ce maître, elle le ren-
contre, ce soutien, dans un obscur professeur,
précepteur d'un cousin, et comme tel traité sans
façon par ces gens à titres et à argent. Non
qu'elle rencontre en lui un grand homme, ni
même un homme brillant; il a simplement de
la droiture, de la fermeté et du bon sens; ce
n'est qu'un honnête homme ; on dira que c'est
peu de chose ; il me semble que ce n'est pas peu
de chose. Peut-être une femme si supérieure
avait-elle besoin d'un mari ordinaire; c'est
l'histoire de M". Barrett, le plus grand poëte-
femme de l'Angleterre. Trois des plus grands
romanciers de l'Angleterre, Currer Bell, M'^*. Bee-
cher Stowe et M". Gaskell, ont fait ainsi. Peut-
CHARLOTTE BRONTÈ. 177
être trouverait-on les raisons de ces singularités,
peut-être ces grands esprits, à force d'imagina-
tion, parviennent-ils à transformer la personne
préférée, peut-être sa tranquillité et son bon sens
les reposent d'eux-mêmes, peut-être la médio-
crité de ses facultés, qui supprime toute rivalité,
permet-elle à l'amour de s'insinuer dans l'esprit
supérieur qui, rassuré à tort, a oublié de se
mettre en défense. En somme, tous ces mariages
ont été heureux, et le bonheur justifie. Après
tout, l'élégance des manières, Taisance du lan-
gage n'éblouissent qu'autant qu'on ne les pos-
sède point soi-même, ou, du moins, ne plaisent
qu'à la façon d'un bel habit sur un corps bien
fait. Mieux vaudrait le même personnage vêtu
d'un habit médiocre qu'un bossu habillé par le
premier tailleur. La délicatesse du cœur est un
diamant plus rare que toutes les parures de l'é-
ducation et du monde, et quand on l'a trouvé,^
on peut négliger le reste. Shirley sait qu'au-
dessus de cet honneur vulgaire, faute duquel
on se trouve exclu de la société des honnêtes
gens, il en est un plus intime et qui a ses lois
écrites dans bien peu de cœurs. Ce genre d'hon-
neur, Louis Moôre le possède, et Shirley n'a eu
178 CHARLOTTE BRONTÉ.
qu*à regarder autour d'elle pour voir que le
pauvre professeur serait pour elle un appui plus
sûr et un plus fidèle ami que Pambitieux indus-
triel ou le riche baronnet. Mais tout comme lui,
elle a son orgueil, et il est beau d'assister à ces
débats de deux âmes qui se valent et dont aucune
ne veut faire les premières avances. « Je suis
pauvre, quoique gentleman, » dit-il, « Je suis
femme, quoique riche, » répond-elle, et coup
sur coup, comme dans un duel, les réponses se
croisent sans qu'on sache qui triomphera. Enfin,
devant tant de passion sincère et de fierté légi-
time^ l'orgueil cède, Télève se décide à aller
au-devant de celui qu'elle veut garder toute sa
vie pour maître. « Monsieur Moore, dit-elle en
attachant sur lui son regard franc, sérieux,
charmant, monsieur Moore, apprenez-moi et
aidez-moi à être bonne. Je ne vous demande pas
de me décharger de tous les devoirs et de tous
les soins qu'entraîne la possession de quelques
biens. Je vous demande seulement de prendre
sur vous la moitié du fardeau et de me montrer
à m'acquitter de ma part de besogne. Votre
jugement est équitable, votre cœur est bien-
veillant, vos principes sont sains. Je sais que
CHARLOTTE BRONTÉ. 179
VOUS êtes prudent, je sens que vous êtes bon,
je crois que vous êtes consciencieux. Soyez mon
compagnon à travers la vie, mon guide quand
j'hésite, mon maître quand je me trompe, mon
ami toujours. » Orgueil et candeur, raison et
tendresse, comme chez Jane Eyre, avec une sé-
duction de plus, la grâce, avec un mérite de
moins, celui de l'héroïsme prouvé par les
grandes épreuves, c'est pourtant encore Jane
Eyre, car c'est Charlotte Brontë parmi de plus
grands bonheurs et de moins grands dangers.
II
Telle est son idée de la vie : Soyez braves et
soyez aimants ; toute sa morale est là . Un ferme
courage, et la faculté de se donner ; selon elle,
il n'y a rien de meilleur dans l'homme, et c'est
de ce principe qu'elle part pour louer ou pour
blâmer. La roideur ne la choque pas, ni la
violence, ni même parfois la brutalité. Elle
souffre l'étrarigeté, la bizarrerie, mais elle en
veut mortellement et implacablement à la va*
nité, à la coquetterie, jiu_mensonge, à la finesjse^
complimenteuse, à la froide politesse du monde^.
180 CHARLOTTE BROINTË.
^ Jt tout ce qui_ att^fl\LÇ i^^ véracité et la jgénérosUé.
Elle est bien vraiment anglaise de religion,
d'instinct, d'antipathies, de préférences, et on
la reconnaît pour telle dans l'opposition de ses
héros et de ses coquins. On la reconnaît plus
visiblement encore dans le contraste patriotique
qu'elle établit entre les gens du continent -el ses
chers Anglais. Elle a mis en regard de Jane Eyre
et de Lucy Snowe des personnages comme
Blanche Ingram, jeune lady parfaite d'élégance,
modèle de bon ton, qui, en plein salon, devant
l'homme qu'elle veut attirer dans ses filets,
tourne en ridicule les invités, appelle sa mère,
« madame-mère, baronne d'Ingram-Park et
autres lieux, » traite l'institutrice comme une
servante, commet plus de sottises qu'il n'en
faudrait, en France, pour décider ses parents
à la faire enfermer; ou bien Ginevra Fanshawe,
une écervelée, et, qui pis est, une écervelée
anglaise, c'est-à-dire franchement égoïste et
grossièrement sotte, une poupée qui a des fa-
çons d'ingénue avec des inclinations de grisette,
une sorte de baby blanc et rose qui ricane sans
cesse, ne songe qu'à s'amuser, se moque de ceux
qui la trouvent belle et a tout juste assez d'es-
CHARLOTTE BRONTÊ. 181
prit pour trouver le chemin de leur bourse.
Après les personnages viennent les nations.
D'un côté, le Français et le Belge; de l'autre,
le vrai Saxon, son compatriote, celui qu'elle re-
connaîtrait les yeux fermés, TAnglais calme,
loyal, bien vêtu, qui sourit d'un sourire un peu
roide, cause avec mesure, et sans s'abandonner,
bienveillant néanmoins, mais sans empresse-
ment, d'abord froid, niais en somme obli-
geant, généreux même, un lord, un prince
peut-être, plus vraisemblablement un simple
gentleman; l'homme médiocrement riche, qui
a une profession, ou le riche esquire, qui loue
des châteaux en Italie et en Suisse. C'est le doc-
teur Bretton, ce jeune médecin anglais, qui se
montre si galant homme envers la pauvre Lucy
Snowe, . quand elle arrive à Yillette, le soir,
et par un temps affreux, sans savoir où aller
ni ce que le conducteur a fait de sa malle;
ou M. Home, homme original et aimable, le
type de l'Anglais bien élevé, comme le docteur
Bretton. En regard de ces personnages si par-
faits de sentiments et de tenue, on verra le
Belge flegmatique et gros mangeur, le Français
râpé cl misérable, le maître d'éludé sans cm-
16
182 CHARLOTTE BRONTË.
ploi qui apprend le français aux jeunes filles el
accoste l'honnêle femme attardée qu'il ren-
contre ; « Thomme à moustaches, » dont Thabit
prétentieux indique le soi-disant gentleman,
et la conduite Thomme du peuple ; puis le gan-
din frisé, cravaté, vernissé, sorte de garçon
coiffeur né pour applaudir des entrechats, pour
servir de claqueur aux chevaux célèbres, singe
et mannequin, avec moins d'esprit et plus de
sottise, triste personnage, qui, certes, ne mé-
rilait point de s'appeler le comte de Hamal, et en-
core moins de représenter un diplomate fran-
çais. Elle n'avait probablement vu que les pauvres
diables qui se promènent autour de Leicester
square, ou vendent du français à tant l'heure
aux étrangers, et c'est pourquoi il faut lui par-
donner si elle prenait parfois un commis voya*
geur, pilier d'estaminet, pour un Français
pauvre, ou bien un garçon tailleur pour un
gentilhomme.
Entre les caricatures de femmes, qui ne sont
ni moins variées, ni moins âpres, voici madame
Beck la jésuite, suppôt du saint office et di-
rectrice d'un pensionnat ; Rosine, sa femme de
chambre, soubrette dégingandée, dont une chan-
CHARLOTTE BRONTÈ. 183
teuse d'opéra ne voudrait point ; Adèle, la petite
fille parisienne, qui étale sa tournure et récite
(les fables ; mademoiselle Sainte-Pierre, la sous-
maîtresse, personne mûre qui entasse des écus
et fait la chasse aux maris^ Derrière ces cory-
phées s'avance, comme une troupe d'oies ca-
quetantes, la bande replète des La-Basse-Cou-
nennes^ femmes Am Payo Bis, créatures gour-
mandes et paresseuses c< qui ne savent pas
mettre ensenri)le deux idées, ni mener h bout
un travail. » Çà et là se font jour des allusions
directes et des épithètes outrageantes; on voit
rhéritier du trône décoré du titre de « duc de
Dindonneau, « les La-Basse-Couriens en masse,
traités de clowns, parce qu'ils commettent Tim-
pardonnable petitesse de ne pas reconnaître avec
les Anglais, que ces derniers sont nés pour ré*
genter T univers. « Vive l'Angleterre, Thistoire
et les héros ! A bas la France, la fiction et les
faquins! » voilà le cri qui, lorsqu'elle est trop
provoquée, s'échappe de ses lèvres. Tous les
vieux préjugés conservés en Angleterre, dans
la Middleclass et dans les provinces, éclatent
dans ce violent accès. Pour le véritable Anglais,
le Français est encore tel que le faisait Hogarth,
{
181 CHARLOTTE BRONTÉ.
un perruquier ou un maître de danse, en tout^
cas, un être sans consistance, habitué à faire
des compliments, à combiner des phrases et à
marcher sous la baguette d'un sergent de \ille
ou d'un gendarme. Ils croient que nous n'avons
point d'empire sur nous-mêmes, et que par con-
séquent nous sommes faits pour être menés
comme des enfants, et pour eux, la plus simple
marque de cette infériorité morale, c'est la
persistance avec laquelle nous nous en tenons à
notre religion. On devine bien que miss Bronté,
à cet égard, est bonne protestante. Sa Lucy
Snowe, qu'on essaye de convertir, ne sera jamais
convertie, et l'énergie de sa colère, comme la
vivacité de sa résistance, montre à quel point
son puritanisme fait partie de son naturel et de
ses convictions. Selon elle, « l'ignorance, la dé-
gradation et la bigoterie sont les fruits du pa-
pisme ; il se sert des afflictions et des affections
des hommes pour leur forger leur chaîne; il
nourrit, habille et abrite les pauvres, pour les
attacher par obligation à l'Église ; il élève et pro-
tège les orphelins, afm de les attacher au giron
de l'Église ; il soigne les malades, pour que les
malades puissent mourir selon les cérémonies et
ClIAK LOTTE DRONTË. 485
les formules de l'Église ; il immole des milliers
de vies dans ses couvents, et dans sa hiérarchie,
pour prouver la sainteté et étendre le règne de
l'Église; il ne fait presque rien pour le bien de
l'homme, il fait encore moins pour la gloire de
Dieu ; il ouvre douloureusement à travers rocs et
montagnes cent mille chemins pénibles, à force
de sueurs, de labeur et de sacrifices d'hommes,
et tout cela pourquoi ? pour qu'un ordre de prê-
tres puisse monter el monter toujours plus haut
jusqu'à un pinacle d'où il puisse faire peser sur
le monde le sceptre de ce woloch, leur Église ! »
On lui prête quantité de petits livres onctueux
et tendres qui doivent la ramener par l'émotion
et convaincre son esprit en touchant son cœur.
Elle les trouve faux et fades ; à ses yeux, celui
qui veut conquérir l'homme doit attaquer
l'homme par ses maîtresses parties, la raison
et la conscience, et non j)as se glisser dans son
âme en prenant avantage de sa faiblesse et de sa
sentimentalité. On lui montre des processions
splendides, elle répond : « Qu'elle ne peut regar-
der les fleurs, les cierges, le clinquant, la brode-
rie, lorsqu'elle sent s'élever en elle la secrète vi-
sion du Dieu infini et éternel. » « Lorsque je pense
46.
486 CHARLOTTE BRONTÊ.
au péché, à la douleur, à la dépravation et à la
corruption mortelle, au grand et pesant chagrin
de la vie, à la terrible dissolution finale, je ne
me soucie point des chants de prêtres et des
bourdonnements de sacristains. » Ce qui éveille
en elle la religion, c'est l'alarme de la con-
science, c'est la méditation anxieuse de la vie et
de la mort, c'est l'instinct septentrional tout
moral et austère; et, dans la religion comme dans
le reste, ce qu'elle prise au-dessus de tout et ce
qu'elle révère avec une fidélité constante, c'est
l'indépendance de la volonté vertueuse qui ne
reçoit sa loi que d'elle-même et ne prend pour
loi que son devoir. .
Voilà un caractère et une morale de femme
bien peu séduisants. Charlotte Brontê a l'air ici
d'une Genevoise, et qui pis est, d'une institu-
trice genevoise. Beaucoup de gens parmi nous
trouveront ses héroïnes peu agréables. Ils leur
accorderont du mérite ; parfois même ils leur
donneront raison sur le fond des choses ; ils re-
connaîtront en elles des qualités généreuses,
leur dévouement désintéressé, leur intrépidité, ce
courage dénué de forfanterie qui touche sans
l'aide de grandes phrases éclatantes ou de pé-
/
CHARLOTTE BRO^TÉ. 187
riodes déclamatoires à la Rousseau. Us diront
même que, pour venir de la part d'une femme,
leurs efforts n'en sont pas moins méritoires ; que
le lutteur qui se bat dans Fombre montre un
courage égal, parfois même supérieur à celui du
soldat qui se bat au grand jour ; qu'une blessure,
après tout, vaut une autre blessure, et un effort
^ un autre effort. Mais ils n'iront pas plus loin.
<c Ces personnages, diront-ils, sont anglais, et ne
sont qu'anglais. Ils ont cette roideur âpre, cette
exagération virile de sentiments qui ôte toute
grâce aux femmes et fait d'elles les camarades
de leurs maris. Ni Lucy Sno^e, ni Jane Eyre ne
" sont femmes du monde, du moins du monde à la
façon dont nous l'entendons, c'est-à-dire des per-
sonnes aimables et gracieuses pour qui lapoli-
y tesse, comme le désir de plaire, est un véritable
(Revoir, et qui par là passent leur vie à dire des
paroles fines et à essayer de jolies robes. » En^^ ^*//^/ -
somme, l'élégance, la douceur, la grâce, soiit./'-.^-^
indispensables à une femme, et chez celle-ci ôn^ >
aperçoit sous la jupe trop courte et gauchement"' - j-^
balloimée le large pied carré, les grosses bottes -^a/*"-'-^
solides de l'Anglaise qui voyage pour s'acquitter
d'un devoir. C'est toujours la femme qui par-
•- •/
188 CHARLOTTE BROiNTË.
court les galeries du Louvre au pas de course,
yy//^à:^>'' skns regarderies tableaux, que l'on voit rire à
i Saint-Pierre de Rome pendant la bénédiction du
saint Sacrement. Qu'une femme ait de loin en^
loin un petit air évaporé ou hardi de hussard, <
cela passe, mais il ne lui est pas permis de se
travestir en cuirassier ni en dragon. Je n'aime
pas voir, au musée de Villette, Lucy Snowe carré-
ment campée devant une épaisse Cléopâtre char-
nue, de Rubens, et cela pour le seul plaisir de
braver le bon Français, son ami, qui trouve cela
médiocrement convenable, surtout en présence
de jeunes fats qui se chargent d'expliquer le ta-
bleau. Lucy Snowe prenant en classe des façons
de sergent au port d'armes, et s'écriant à plein
gosier que les Français sont des « faquins, »
achève de me refroidir envers ces personnages
à deux fins, femmes par la robe, par le cœur
jaussi, je le veux bien, mais qui ont le tori im-
pardonnable à mes yeux de rappeler certains
ustensiles perfectionnés et brevetés, d'invention
tout anglaise, qui peuvent servir à volonté de
parapluie et de chaise. Il faut renvoyer ces ma-
chines parfaites à l'exposition de Rirmingham.
Un mot, cependant, pour être juste. La vie prati-
CHARLOTTE BRONTÉ. 189
que n'a rien de commun avec la poésie, ni le ma
riage ordinaire avec la grande passion entraî-
nante qui surmonte les obstacles, franchit les
distances, joint malgré tout deux êtres que tout
paraissait séparer. Dans le cours ordinaire des
choses, les vraies passions, comme la vi'aie
poésie, font exception ; il est plus de petites in-
clinations qu'il n'est de grandes amours, et plus
de petits bonheurs qu'il n'est de grandes joies
puissantes, comme un artiste seul peut les con-
cevoir et ressentir. Ces petits bonheurs, on les
rencontre auprès des personnages à deux fins
dont il vient d*étre question. Il est bien agréable,
en voyage, d'avoir toujours sous sa main un pa-
rapluie et une chaise, il est encore plus agréable
de tenir sous son bras celui d'une femme qui
sait tout à la fois vous aimer et vous aider.
III
Voyons le mal, cependant, et soyons avec elle
aussi sincère qu'elle l'était avec les autres. Son
premier défaut, c'est que son imagination n'avait
pas d'ampleur. Dans trois romans sur quatre,
190 CHARLOTTE BRONTÊ.
dans le professeur, dans Villetle, dans Jane Eyre,
elle a répété son portrait et son histoire; toujours
reparaît le même personnage énergique, triste,
généreux, pauvre instiluteur ou institutrice qui,
à force de bonne conduite et de patience, finit
par atteindre une demi-aisance et un demi-
l)onheur. Jusque dans Shirley, Télernel institu-
teur se rencontre. Elle n'avait rien vu d'autre,
elle ne pouvait rien décrire d'autre. Pareillement
dans les autres caractères elle se copie ; Ginevra
Fanshawe, Georgiana Beed, Blanche Ingram sont
sœurs jumelles, Paulina Home est une sorte de
Shirley de salon moins noble et plus affectée. La
faiblesse des intrigues, la vulgarité des dénoû-
ments, la maladresse trop visible de l'agence-
ment montrent combien elle possédait naturelle-
ment peu le talent du romancier. Des sutures
grossières relient ensemble les faits arrangés
d'après des souvenirs personnels; on aperçoit des
trous mal bouchés par des aventures romanes-
ques qui seraient à leur place dans un drame du
boulevard. Ainsi dans Jane Eyre on rencontre
une folle furieuse, sorte de démon malfaisant
qui veut étrangler son mari, le brûler dans son
lit ; qui se promène la nuit dans les corridors.
CUAULOTTK BRONTÊ. 191
effraye les enfants, pousse des hurlements mys-
térieux, et à la fin finit par brûler la maison et
offrir un dénoûment qui réussirait bien à l'Am-
bigu. L'apparition de la Nonne dans Villette,
l'histoire si saugrenue de madame Walravens,
personnage grotesque qui, avec sa verrue sur le
nez et sa bosse dans le dos, a mission de repré-
senter le mauvais génie de l'un des héros du
livre, sont des contes dignes de trouver place
dans un journal de modes, et des fautes de goût
qui laissent une impression désagréable, pres-
que pénible. On y sent l'effort d'un esprit qui
veut à toute force se montrer original, le cau-
chemar malsain d'une imagination aux abois qui
s'accroche à tous les expédients. Faute d'événe-
ments ou d'idées, l'emphase arrive, le récit s'in-
terrompt pour faire place à de petits morceaux
de style sublime. Voici les dix dernières lignes
d'une invocation à la Fantaisie^ : « Influence di-
vine^ secourable, pleine de grâces I Quand je
ploierai le genou devant un autre que devant
Dieu, ce sera devant ton pied ailé et blanc, beau
sur la montagne comme dans la plaine. L'on a
* A Bruxelles, chez madame Iléger, elle écrivait des ampliû-
caliuiii» fraiiç;ii:>cs i^ul* la mort de ^apolêoll, ïea Croisades^ etc.
in CHARLOTTE BKOSTÉ.
élevé des temples au soleil, dédié des autels à la
lune. gloire supérieure ! Pour toi nulle main
ne bâtit, nulle lèvre ne consacre ; mais à travers
les âges les cœurs se montrent fidèles à ton
culte. Tu possèdes une demeure trop large pour
se renfermer entre des murs, trop haute pour se
couvrir d'un dôme, un temple dont le parvis
s'appelle espace, des rites dont les mystères,
par images, révèlent aux initiés l'harmonie dès
mondes. » Vous vous croyez dans un pensionnat .
de demoiselles, entre la sous-maîtresse* qui règle
des cahiers et le professeur de littérature qui
corrige un devoir. Vous y êtes. L'ode s'exhale du
fond d'une classe où bâillent vingt petites filles
et de la poitrine amaigrie d'une pauvre sous-
maîtresse qui, pour le quart d'heure, ne trouve
rien de mieux pour se désennuyer. C'est juste,
au fond, et bien dans le caractère du personnage.
A la longue, pourtant, ces soupirs trop répétés
de sous-maîtresse fatiguent ; on voudrait ne
plus aller à l'école; on trouve que c'est trop de
sous-maîtresses, qu'elles ont raison de gagner
leur pain et tort de nous casser la tête ; on les
prie tout bas de porter leurs phrases ailleurs; on
est presque tenté de s'écrier avec lady Ingram :
CHARLOTTE BRONTË. 193
« Dieu ! que je suis aise d'en avoir fini avec les
institutrices! »
On voit par là que son talent d'écrivain et de
romancier est médiocre. Elle n'a pas l'invention
féconde et elle n'a pas toujours le style très-bon.
Ce qui la sauve, ce sont deux qualités, sa justesse
et sa perspicacité d'observation, l'énergie et la
vérité de son idée du bien.
IV
Le malheur ne la quitta pas, pourtant, et Thi-
ver qui suivit amena une suite de deuils dans
cette maison où le succès de Charlotte venait
enfin d'apporter un peu de joie. On a coutume,
en Angleterre, de n'enterrer les morts qu'au
bout de cinq ou six jours. La maison, chez les
riches surtout, prend un aspect funèbre : on fer-
me les volets, oi} retire le marteau de la porte,
afin d'avertir les visiteurs. Puis, dans un jour
araforti, derrière les stores baissés, parmi des
chuchotements faibles et des soupirs étouflés,
seuls signes de chagrin que la décence tolère, le
mort couché dans son cercueil, à la place d'hon-
neur, reçoit les dernières visites de ses parenlâ
17
J94 CHARLOTTE BRONTÉ.
et de ses amis. Deux fois en deux mois les gens
d'Haworlh virent se fermer les volets aux fenê-
tres du presbytère. Un dimanche d'automne, le
matin, à Theure où la cloche les appelait à Tof-
fice, ils se dirent qu'il y avait là un cadavre.
Branwell Brontê, qui, la veille encore, traînait
par te village son corps en ruine, venait de mou-
rir après une agonie d'un quart d'heure. Qui a
vu mourir sait que ce moment que l'on imagine
si terrible, d'ordinaire n apporte au mourant
comme aux assistants qu'un sentiment de déli-
vrance et de calme. Les angoisses se taisent, le
repos longtemps absent rentre dans la chambre
avec le silence de la dernière heure. Il n'en fut
pas ainsi pour Branwell Brontë. Sous Tétreinte
toute-puissante, il se redressa et rie voulut point
fléchir. Livide déjà et presque inanimé, Tancien
esprit révolté le jeta hors du lit, il déclara que
la mort le terrasserait debout, et que sa volonté
ne s'en irait qu'avec son souffle. Ce souhait fut
accompli : il mourut debout, en gladiateur, et
par là du moins se montra le digne frère des
pâles filles émues qui, dans leurs bras trem-
blants, soutenaient son corps affaissé.
L'une d'elles, Emily, celle qui, par la sauvage
CHARLOTTE BRONTfi. 195
énergie de son caractère et l'indomptable puis-
sance de sa volonté, se montrait le plus visible-
ment de sa race, sortit pour la dernière fois le
jour où elle l'accompagna au cimetière. Déjà son
corps ravagé, ses traits altérés et amaigris fai-
saient prévoir qu'elle ne lui survivrait guère.
Mais, comme son frère, elle refusa de recon-
naître la puissance sous laquelle elle succombait,
ou du moins de lui disputer sa vie. Active comme
auparavant, silencieuse comme auparavant, elle
usa de la vie jusqu'à la dernière étincelle, non
pas pour jouir, mais pï)ur travailler, et ce fut
courbée sur son ouvrage que pour la première
fois elle écouta les avertissements de la mort.
« Dans la chaleur du jour, au plus fort du labeur,
écrit Charlotte Brontê, les ouvriers tout à coup
défaillirent, ma sœur Emily la première. De sa
vie elle n'avait reculé devant aucune tâche et ne
reculait pas davantage à présent. Elle s'affaissa
rapidement, elle eut hâte de nous quitter. De jour
en jour, voyant quel cœur elle opposait à la souf-
france, mes angoisses se mêlaient de plus d'ad-
miration et d'amour. Phis forte que celle d'un
homme, plus naïve que celle d'un enfant, sa puis-
sante nature n'avait point son égalo! L'esprit,
196 CHARLOTTE ïiRONTÊ.
cliez elle, se montrait implacable pour la chair,
et la volonté, sans pitié pour la main tremblante,
les membres énervés, pour les yeux troublés par
l'approche de la mort, s'obstinait a leur extorquer
les mêmes services qu'autrefois. »
Un matin, cependant, Faiguille lui tomba de
la main, et d'une voix oppressée, entre deux râ-
les, elle appela Charlotte qui écrivait. On com-
prit qu'enfin elle consentait à voir le médecin.
Mais ce fut trop tard, et, comme il arriva, la
hautaine fille gisait sans vie parmi les siens de-
bout autour de sa dépouille.
Il restait à Charlotte une sœur, Anne, sa bien-
aimée, la cadette, créature fragile, âme timide,
qui ne se soutenait qu'à force d'amour. Quelque
temps Charlotte espéra qu'elle la conserverait,
seule entre tant de ruines ; mais, avec le prin-
temps si fatal aux poitrinaires, elle aussi com-
mença à languir. Une sorte d'inquiétude la tour-
mentait, elle espérait qu'un changement d'air la
guérirait. Le médecin ne s'y opposa point, et sa
sœur, accompagnée d'une amie, la conduisit à
Scarborough, petite ville située au bord de la mer
qu'elle aimait et qu'elle désirait revoir. Son ex-
trême faiblesse rendit le voyage très-pénible ; il
CHARLOTTE BRONTÉ. 197
fallut s'arrêter à York, où, malgré ses souffran-
ces, elle voulut visiter la cathédrale. La grandeur
imposante de Tédifice, des voûtes, la gigantesque
végétation des piliers et des colonnetles, l'étrange
entre-croisement des formes anguleus€s,hérissées
ei noircies, tout cela remua trop fortement ses
sens affaiblis. La secousse amena des larmes, et
dans cette immensité mêlée à ces ténèbres, elle
crut apercevoir l'image grandiose de l'Éternité
vers laquelle elle s'acheminait. On arriva à Scar-
borough un samedi soir. Le voyage l'avait bri-
sée; cependant, après tant de défaillances et de
fatigues, elle eut un sourire de triomphe à l'as-
pect de la mer. Puis, poussée par l'élan enfantin
d'un cœur reconnaissant, elle se laissa tomber à
genoux, et Ja tête au bord du lit, soutenue par
Charlotte, remercia Dieu de lui avoir accordé ce
plaisir. Elle espérait, le dimanche suivant, pou-
voir joindre une dernière fois sa voix aux actions
de grâces des fidèles; mais sa faiblesse Ten em-
pêcha. Charlotte et son amie lui trouvèrent le
visage altéré ; elle paraissait inquiète, et enfin
leur avoua qu'elle croyait sa fin prochaine, ce Elle
songeait, disait-elle, à s'en retourner à Haworth,
afin de leur épargner des embarras. » Ces pen-
17.
198 XHAULOTTK BRONTË.
sées se dissipèrent vers le soir. Toutes trois
étaient assises à la fenêtre ; les flots étendus mon-
taient et redescendaient dans l'espace, et, der-
rière une bordure noire de roches, Thorizon
pourpre embrasait de ses flammes la plage comme
la mer. Son reflet écarlate prêta une apparence
de jeunesse au visage d'Anne. Elle ne parla guè-
re, et la gravité de ses émotions ne vint se trahir
que par la douceur confiante de son regard pai-
sible. Après une nuit calme, elle se réveilla une
dernière fois auprès de sa sœur. Elle se sentait
plus mal, et désira savoir si ses forces lui per-
mettraient de retourner à Haworth. Le médecin,
voyant qu'ici il pouvait être franc, lui répondit
que non. Elle le remercia, puis, tendant la main
à son amie, la pria de consoler sa sœur. On la
coucha sur le canapé, où peu à peu elle s'éteignit,
et d'une façon si douce, que l'hôtesse, occupée
aux préparatifs du repas, ne songea même pas
à les interrompre pour offrir son aide.
Quand ce dernier cercueil fut fermé, Charlotte
songea à la maison vide ; elle vit les chambres
abandonnées, 1q tombeau de famille dont la plus
jeune se trouvait pour toujours exilée. Mais, dans
ce vide et parmi ces grandes chambres solitaires.
CHARLOTTE BHONTÊ. 199
elle aperçut aussi le visage désolé du vieillard
qui cherchait ses enfants, la vieille servante octo-
génaire privée d'aide et le €oin paisible où l'at-
tendait sa plume depuis si longtemps abandon-
née. Le foyer réclamait la maîtresse, le père sa
dernière fille, et sa conscience tout bas lui disait
que le voyageur robuste n a point le droit de
s'arrêter en chemin pour regarder en arrière.
Elle se remit à écrire, et, d'un cœur persévérant,
continua seule la tâche ardue daiis laquelle l'ap-
probation de ses sœurs ne venait plus l'encoura-
ger et la soutenir.
Une fois le talent de miss Brontê accepté et
reconnu, sa personne présenta deux faces bien
distinctes, et qu'il n'est pas sans intérêt de rap-
procher. D'un côté, l'Anglaise consciencieuse, la
fille de ministre attachée à son devoir, la maî-
tresse de maison d'autant plus dévouée aux soins
du ménage que personne nevenait plus l'aider ; de
l'autre côté, la femme auteur, ardente, active; un
peu entêtée parfois, la personne qui, sachant ses
200 Cn.VULOTTE BRONTÉ.
opinions comptées, les défend avec une obstina-
tion toute virile et toute anglaise, puis l'écrivain
généreux qui gagne de nobles amitiés et soulève
de basses envies, le phénomène, enfin, devant
qui le monde ouvre à deux battants ses portes gar-
nies de curieux. En France, une femme qui arrive
à la célébrité garde le droit de rester chez elle et
porte close, si cela lui plait. On ne vient pas son-
ner de force à cette porte, on ne porte pas de toast
en son honneur, on ne la met pas en montre, on
ne l'exhibe pas, comme M"Beecher Stowe, aux so-
ciétés d'émancipation, d'acclimatation, de réfor-
mation. Une dame même titrée, même à la mo-
de, ne lui envoie pas à brûle-pourpoint une in-
vitation. Elle n'est pas sur le programme du con-
cert; les Français ont assez de goût pour éviter
aux gens d'esprit les grosses fanfares indiscrètes
et assourdissantes. Les Anglais, au contraire,
aiment à faire parade de leurs produits natio-
naux, et le gros baronnet voisin, qui de sa vie
n'avait mis le pied au presbytère, jeta maintenant
le nom de miss Brontê à son laquais poudré en
attente devant la portière. Les lettres, les invita-
tions commencèrent à pleuvoir, des paquets de
livres furent remis, la vieille Tabby retourna
CHARLOTTE BRONTE. 201
dans sa main brune des billets glacés, des enve-
loppes qui sentaient le musc, et, sur une tache
de cire nettement posée, portaient écussons et
cimiers. Même un jour quelqu'un du pays ap-
porta une nouvelle terrifiante. Je ne sais quel
professeur ambulant se disposait à faire des lec-
tures sur Jane Eyre, et cela dans Tendroit même
où vivait l'auteur, fort contrariée de voir son se-
cret découvert. Ce fut mieux encore à Londres.
La modeste provinciale, transformée en personne
à la mode, alla à des dîners d'apparat, fut la
reine de quelques-uns de ces raoûts splendides
où l'œil s'égare dans un encombrement de beau-
tés et de fleurs. Le long des escaliers resplendis-
sants, sous des gerbes de lumières, parmi le
scintillement des diamants et l'éclat mat des per-
les, moins pur que le satin des épaules, on la vit
un peu triste enaire et toujours âpre, mêler sa
robe noire à tant de splendeurs, et attirer sur
elle toutes les sympathies comme tous les regards.
Mais une distinction qui la flatta davantage sans
doute fut celle qu'elle reçut le jour où, placée
par Thackeray à la place d'honneur, elle assista
à la première de ses lectures à Willi's Rooms,
et, la séance terminée, en présence des hommes
202 CHARLOTTE BRONTË.
distingués que le célèbre écrivain venait de lui
présenter, se vit comblée de marques de respect
et d'estime. Privée comme elle Tétait de fortune
et de luxe extérieur, on aime, après tant d'ef-
forts, à la voir enfin entourée de luxe intellec-
tuel, le seul que recherchent les nobles esprits
et dont se contentent les goûts vraiment fins.
A cet égard, comme à l'autre, l'Angleterre pos-
sède de quoi satisfaire les plus difficiles, et miss
Brontê trouva des amitiés dignes d'elle dans
les grands publicistes dont elle admirait le ta-
lent et souvent combattait les principes. Car elle
avait beau s'armer de la lance, se couvrir du
bouclier, les traits de la femme à tout moment
reparaissaient ; elle aimait moins, dans Thacke-
ray, le justicier que le romancier, et lui repro-
chait l'espèce de plaisir un peu cruel qu'il sem-
ble mettre à traîner les gens au poteau. Pourtant
le satirique et la pauvre fille étaient devenus
bons amis, et il est curieux de voir le rude dogue
se faisant doux, et tendant sa grosse patte aux
picoleries du petit insecte. Il vint la voir un
matin chez M. Smith, son ièdileur, où elle demeu-
rait. Voici comment Charlotte raconte cette en-
trevue : a II entra disant qu'il ne resterait qu'un
.di^
CHARLOTTE BRONTË. 205
moment et demeura plus de deux heures.
M. Smith, qui seul se trouvait présent, décrivit
ensuite la scène comme fort piquante. Le géant*
était assis en face de moi ; fantaisie me prit de
lui reprocher ses côtés faibles (littéraires, s'en-
tend) ; un à un, tous ses défauts me vinrent en
tête, et je les énumérai Tun après l'autre, pro-
voquant ainsi des explications ou des plaidoyers.
11 se défendit à la manière d'un Grand Turc et
païen, c'est-à-dire que Texcuse, le plus souvent,
dépassa le crime. Tout cela se termina fort dé-
cemment, en amitiés, et, si rien ne s'y oppose,
j'irai diner chez lui ce soir. »
Outre M"* Gaskell, son biographe, elle avait
maintenant pour amies plusieurs femmes re-
marquables, entre autres miss Martineau, qui
l'invita à venir la voir à Ambleside, où elle pos-
sède une terre. Tout le monde sait que miss Mar-
tineau est une positiviste, disciple de Comte, et
Tun des chefs de cette école que la religion con-
sidère comme sa plus grande ennemie. Certes,
on ne peut attendre de la part de miss Bronlê
beaucoup de sympathie pour une personne qui
* M. Tliackeray avait six pieds de haut et il était gros en pro-
l)oi*tion.
204 CHARLOTTE BRONTÉ.
était purement adonnée aux spéculations ab-
straites, ouvertement détachée de toute croyance,
qui de plus avait des habitudes un peu excen-
triques, s^occupait de magnétisme et faisait des
expériences sur ses amis. Elle n'en appréciait
pas moins les qualités de son hôtesse, sa gêné-
•
rosité, sa bienfaisance, avant tout la loyauté du
sentiment qui la poussait à la recherche du vrai
à travers mille obstacles, et les défaillances d'une
santé trop faible pour résister à des efforts si
. puissants. « J'ai coutume, écrit miss Brontë, de
] toujours séparer la personne de sa réputation,
sa manière d'agir de ses théories, ses penchants
naturels de ses idées acquises. La vie, le carac-
tère, la personne d'Harriett Martineau m'inspi-
rent la plus sincère estime et une affection véri-
table. »
On voit qu'en tout cela elle est bien aimable,
elle a l'esprit bien large ; cependant de loin en
loin, dans toutes ces belles amitiés, il se fait des
accrocs. Elle n'accepte pas volontiers le blâme;
surtout lorsque le critique la traite en femme,
elle montre une sorte d'affectation à penser et à
écrire comme un homme, et pourtant réclame
impérieusement . les privilèges de l'anonyme
CHARLOTTE BHONTÉ. 205
qu elle essaye de garder. De là des brouilleries
sans motifs sérieux, des réconciliations qui font
sourire, des lettres de reproches indignées ou
naïves, des billets en style cavalier, comme celui
qu'elle adressa un Jour à un ami, M. Lewes, ré-
dacteur de la Revtie d'Edimbourg. « Je puis me
mettre en garde contre mes ennemis, Dieu me
délivre de mes amis. )> Ceci est presque napoléo-
nien ; dans d'autres, elle réclame des explications,
se défend, provoque les gens en combat singulier,
signe Caliban, fait le duelliste consommé, tou-
jours prêt à dire : « Choisissez vos armes ! » Il
est bien amusant, en regard, de lire la lettre
suivante sur un article de M. Eugène Forcade,
qui venait de louer son roman de Shirley : « Peu
de critiques, dit-elle, montrent, même dans leurs
louanges, un discernement exact de la pensée de
l'auteur. Eugène Forcade, le critique en question,
suit Currer Bell à travers chaque détour, fait
ressortir chaque point, met en lumière chaque
nuance, se montre maître du sujet, en un mot,
et pénétré de la pensée de l'ouvrage. A cet
homme-là je donnerais volontiers une poignée
de main. Je lui dirais : a Vous me connaissez,
monsieur, je tiendrais à honneur de vous con-
18
206 CHARLOTTE BRONTË.
naître. Je n'en saurais dire autant de tous nos
critiques de Londres. Peut-être n'en dirais-je
pas autant à cinq cents personnes d'entre les
millions qui peuplent la Grande-Bretagne. Que
m'importe ! je songe d'abord à satisfaire ma
conscience ; cela fait, si j'arrive à satisfaire et à
enchanter {ta delight) un Forcade, un Thackeray,
un Fonblanque, mon ambition a eu sa pâture, et
je ne souhaite rien d'autre. Je ne suis pas un
pédagogue ; me représenter comme tel, c'est me
méconnaître. Enseigner n'est point ma voca-
tion. Ce que je suis, c'est inutile de le dire. Ceux
que cela touche le trouveront d'eux-mêmes.
Pour les autres, je ne veux être qu'un caractère
droit, privé, obscur. » Avis aux critiques et au
public.
Elle n'eut point, même à Londres, un succès
aussi grand qu'on aurait pu le croire ; elle était
provinciale, un peu sauvage, trop mal portante
et trop accoutumée à la solitude pour se plier au
monde. « Ma force et mon invention ne me suf-
fisent pas en société. J'essayais de résister aussi
longtemps que possible, car lorsque mon atten--
tion languissait, je voyais bien que mon hôte,
M. Smith, se troublait. 11 croyait toujours qu'on
CHARLOTTE BRONTÉ. 207
avait dit ou fait quelque chose qui m'avait con-
trarié. Je lui expliquais vingt fois que mon si-
lence venait simplement de ce que je ne pouvais
plus parler. » Sa vie solitaire, dit un de ses amis,
Tavait rendue impropre à la société. Elle avait
perdu la promptitude d'esprit ; elle était devenue
nerveuse, excitable, incapable de causer] ou ré-
duite à dire des choses l)anales l mais la puis-
sance d'observation n'en subsistait pas moins
intacte et pénétrante, et aussi la liberté d'esprit,
le courage de s'attaquer aux institutions et aux
personnes les plus respectées. On le vit bien dans
ce portrait des trois ecclésiastiques qu'elle mit
dans Shirley, ecclésiastiques très-réels que tout
le monde reconnut, et qui se reconnurent eux-
mêmes jusqu'à s'appeler dorénavant entre eux
par les noms fictifs qu'elle leur avait donnés.
M. Malone, un Irlandais, est une sorte de géant
qui a une voix de Stentor et des façons d'ogre.
Son hôtesse a peur de lui; il brise les verres,
dévore les mets, vide les bouteilles, intime, en
hurlant, ses ordres aux domestiques, crie :
« Femme, coupez-moi du pain, » à la maîtresse
du logis terrifiée qui n'ose le renvoyer. 11 est
brutal au dehors comme chez lui, se moque de
20S CHARLOTTE BRONTÊ.
ses ouailles, raille ses collègues, s'en prend au
nez de l'un, au surtout râpé de l'autre, montre,
au besoin, qu il a le poing rude comme la langue,
et qu'il ne fait pas bon se frotter aux cornes du
taureau toujours prêt à vous renverser. Auprès
de ce matamore parait l'élégant M. Donne, fat en
surplis qui courtise les héritières et se croit ir-
résistible, parle un anglais affecté, tranche d'im-
portance, traite de petites gens les personnes
bien élevées qui veulent bien le recevoir à leur
table. On voit encore l'inoffensif M. Sweeting,
doucereux comme son nom, petit homme rose
et grassouillet, aimable et bon convive qui porte
des fleurs à sa boutonnière, se montre empressé
envers les dames, prudent dans la conversation,
avec un visage riant, des façons gaies, plaît aux
demoiselles, séduit les mères, et finalement, à
force de douceur et de bonne conduite, gagne le
bénéfice et emporte la dot qui échappe à ses col-
lègues moins heureux ou moins habiles.
Quelques lecteurs trouveront ces types bien
grossiers, invraisemblables, même faux. Qu'ils
ouvrent le livre des Snobs^ par Thackeray, l'An-
glais moderne qui connaît le mieux ses compa-
triotes, et ils verront que Charlotte n'a rien exa-
CHARLOTTE BRONTÉ. ^09
géré. Un personnage manquait parmi ces Snobs,
l'ecclésiastique orthodoxe, ministre du culte
établi, administrateur de la religion patentée, qui
proclame la liberté de la conscience et persécute
les cultes dissidents. Les trois curés de Shirley
comblent cette lacune; la fille du vicaire ortho-
doxe d'Haworth a osé remplir la page laissée
blanche par le grand écrivain.
VI
De nouvelles misères survinrent, des mala-
dies, des tracas de toute sorte la rappelèrent
de nouveau chez son père, où plus que jamais
elle mena une vie retirée. Certes, elle ne se dou-
tait guère alors du grand changement qui allait
se faire. Jeune, elle n'avait jamais songé à se
marier, et ce n'est pas à trente-huit ans que
cette pensée lui fût venue. D'ailleurs son père,
qui n'avait plus qu'elle, ne pouvait supporter
l'idée d'une séparation, et parfois môme, à propos
de ses voyages à Londres, témoignait des craintes
qui la faisaient sourire. Plusieurs partis pourtant
s'étaient présentés, entre autres un jeune ecclé-
siastique irlandais, qui, après avoir causé avec elle
18.
2ie CHARLOTTE BRONTE.
un quart d'heure, lui fit sur-le-champ, et dans les
termes les plus fougueux,, une proposition de
mariage qui la divertit fort. Elle avait sur le
mariage et sur l'amour les idées de la plupart
des gens du Nord, qui se défient d un senti-
ment passionné comme d'un malheur véritable,
plus à redouter pour une femme que pour un
homme.
c< Dieu soit en aide, écrit-elle quelque part, à
la malheureuse condamnée à aimer passionné-
ment et sans retour. » A cet égard, elle éiait fort
sensée et tout à fait pratique. « Ne vous laissez
jamais contraindre jusqu'à épouser un homme
que vous ne pouvez respecter, je ne dis pas
aimer ; car j'imagine que si l'estime précède le
mariage, un amour modéré au moins s'ensuivra.
Quant à la passion proprement dite, je ne pense
pas que ce soit là un sentiment à souhaiter. D'a-
bord il n'est que rarement ou jamais payé de
retour ; et, en admettant que cela fût, ce senti-
ment ne serait que passager ; il durerait ce que
dure la lune de miel, et puis peut-être ferait
place au dégoût, pis, à l'indifférence. Certaine-
ment cela arriverait au moins chez l'homme... »
Si ceci n'est pas neuf, c'est du moins fort saga,
CHARLOTTE BRONTfi. 211
et les gens qui pensent ainsi ne courent point
risque de devenir les victimes de leur imagina-
tion et de leur cœur.
M. Nicholls, le vicaire de son père, l'aimait
depuis huit ans sans qu'elle s'en doutai. On se
figure les hésitations d'un ecclésiastique pieux,
grave, consciencieux, qui désire épouser une
femme auteur, une personne célèbre, qui rece-
vait dix lettres par jour et autant de journaux,
que l'on ne trouvait jamais que la plume à la
main ou courbée sur un livre, qui aurait à écrire
à son éditeur, à remercier un critique au mo-
ment où il viendrait la chercher pour faire un
tour de jardin ou l'accompagner chez un parois-
sien malade. D'autres traits dans le caractère de
miss Brontë la rendaient propre à cette union. La
femme du ministre, en Angleterre, a autre chose
à faire qu'à surveiller son ménage. L'associée
et l'auxiliaire de son mari, elle est dans la pa-
roisse comme une sorte* de religieuse laïque,
respectée et même redoutée; il faut qu'elle sache
parler aux pauvres, leur donner des conseils,
s'occuper de leurs enfants, tenir l'école du di-
manche, improviser des prières, et expliquer des
versets de la Bible qu'elle sait par cœur. Ces de-
212 CHARLOTTE BRONTÉ.
voirs exigent du tact, de l'aplomb, une certaine
autorité mêlée de bienveillance, que chacun ne
sait pas prendre. Miss Brontë s'en acquittait à
merveille ; de plus, sa tolérance en matière reli-
gieuse la faisait aimer de tous, même des dissi-
dents, et les gens chez qui elle allait ne trouvaient
jamais de termes assez vifs pour louer sa bonté
et sa raison. M. NichoUs sentit peu à peu se dis-
siper ses scrupules, et un soir de décembre,
après avoir pris congé de M. Brontê, se décida
enfin à aller faire sa demande à Charlotte, qui
s'était retirée après le thé, selon sa coutume. En
Angleterre, on s'adresse d'aJ)ord à la jeune fille.
Le pauvre homme, effrayé de l'idée d'un refus,
descendit tout tremblant Tescalier qui menait au
parloir, où Charlotte se tenait. La porte d'entrée,
ce soir, ne se referma pas comme d'ordinaire sur
lui, et, l'instant d'après, un coup timide résonna
à celle du parloir. « Comme à la lueur d'un
éclair,. écrit Charlotte, je vis ce qui allait venir. »
Elle bondit sur son fauteuil, et vit entrer un
homme pale, bégayant, qui demeurait debout
devant elle, sans pouvoir parler. Ce visage
« de statue, » maintenant ému et bouleversé,
la toucha profondément; elle éprouva ce qu'il
CHARLOTTK BRONTË. 213
en peut coûter d'avouer un sentiment que l'on
craint de ne point voir payé de retour. « Je
ne pus que le supplier de me laisser, en lui
promettant une réponse pour le lendemain. Je
lui demandai s'il avait parlé à papa. Il répondit
qu'il n'osait point. Je crois l'avoir à demi con-
duit, à demi mis à la porte. » Il éprouva, comme
il le craignait, un refus. M. Brouté, on ne sait
trop pourquoi, ne voulut même pas entendre
parler de ce mariage, et miss Brontë, toujours
inquiète pour son père, se hâta de renoncer à un
projet dont il se montrait irrité. M. NichoUs se
démit de sa place et quitta Haworth. Pourtant les
relations ne cessèrent pas complètement, et le
vieillard, privé de l'aide d'un vicaire peut-être
mal remplacé, d'ailleurs touché par la prompti-
tude avec laquelle sa fille se conformait à ses
vœux, revint peu à peu sur son premier refus.
Quelques lettres furent échangées ; il comprit que
son propre intérêt et ses propres sentiments ne
pouvaient souffrir de cette union, et finit par
accorder son consentement.
Le mariage se fit l'année 1854, en juin. La
maison, ravagée par le deuil, attristée par les
infirmités du père, n'avait point cet air de fête
214 CHARLOTTE BRONTÉ.
dont on aime d'ordinaire à entourer une fiancée ;
il n'y avait plus ni frères, ni sœurs, ni jeunes
amis pour la remplir d'éclats de rire, et de visa-
ges joyeux. Point de gaieté, par conséquent au-
cun de ces préparatifs charmants qui consistent
à parer, à ouater, à pomponner le nid où va s'é-
tablir le jeune couple. Le leur, tout arrangé au
presbytère, ne ressemblait guère à l'un de ces
jolis cottages roses, recouverts de lierre, où
derrière un store soulevé, le soir, dans un joli
intérieur clair, à la clarté d'une lampe et parmi
des tentures d'un gris pâle, on aperçoit un profil
souriant, des boucles blondes flottantes, de jolis
bras blancs penchés vers l'urne d'argent d'où s'é-
chappent des bouffées de vapeurs. Il y eut quel-
que chose de plus pénible pour elle que l'absence
des fêtes et des festons de fleurs dont la mai-
son, d'ordinaire, se pare le jour du mariage.
M. Bronté, qui craignait peut-être l'émotion,
refusa, peu avant la cérémonie, d'y assister, et
Charlotte, déjà vêtue comme une mariée, fut un
moment sans savoir s'il se trouverait quelqu'un
pour la conduire à l'autel. Il n'y avait que quatre
invités, et sur ces quatre, un seul homme, ami
de M. NichoUs, et trop jeune pour remplacer le
-^
CHARLOTTE BRONTÉ. 215
père ou le tuteur. Ne sachant comment faire, on
ouvrit le paroissien, où il était dit « qu'un ami,
homme ou femme, pouvait remplacer le parent.»
On crut satisfaire aux convenances en char-
geant de cet office miss W., l'excellente femme
qui avait été la maîtresse de pension de Char-
lotte. Un mariage ne saurait être gai, en de pa-
reilles circonstances, et, bien que Ion fût en
juin, rien dans la froide église ne venait rap-
peler les splendeurs du mois le plus charmant
de Tannée. Au moment des roses, au plus fort
des longs et beaux jours où la lumière riante
dore les champs parsemés de bluets, Charlotte,
pâle dans sa toilette blanche, ressemblait à un
perce-neige éclos parmi les frimas. Les nouveaux
mariés, aussitôt après la cérémonie, partirent
pour l'Irlande, où résidait la famille de M. Ni-
choUs. En revenant, et comme retour de noces,
ils donnèrent un thé et un souper dans la salle
d'école à cinq cents de leurs paroissiens. On voit
que sa vie d'épouse n'était pas oisive, elle était
encore plus occupée qu'elle n'avait coutume de
l'être. « Je n'ai pas beaucoup de temps pour
penser, je suis obligée d'être plus pratique; »
car son cher Arthur est uri homme très-pratique^
216 CHARLOTTE BRONTË.
aussi bien que très- ponctuel et méthodique.
« Chaque matin, vers neuf heures, il se rend è
l'école nationale; il donne l'instruction reli-
gieuse aux enfants jusqu'à dix heures et demie.
Presque chaque après-midi il va visiter les pa-
roissiens pauvres. Naturellement il trouve par ci
par-là un peu de besogne pour sa femme, et j*es-
père qu'elle n'a point regret à Taider. Je crois
que, pour ce qui me concerne, il ne peut que
m'être bon, si son penchant l'entraîne moins
vers la contemplation que vers l'action, si les
questions littéraires l'intéressent moins que
celles de la vie pratique. Quant à son afi'ection
pour moi, aux égards qu'il me témoigne, ce n'est
guère à moi d'en parler ; mais ils ne changent
ni ne diminuent. » Quelques mois encore, à son
retour à Haworth, sa figure porta l'expression
d'un contentement intime; mais bientôt reparu-
rent les anciens maux, cette fois accrus par de
nouvelles souffrances. Elle ne dormait plus, elle
cessa de manger. « Un roitelet, écrit une amie,
fût mort de faim avec ce dont elle vécut durant
trois semaines. » Bientôt sa faiblesse l'obligea à
prendre le lit. Son courage et ses espérances,
qui jamais n'avaient fléchi, commencèrent à fai-
CHARLOTTE BRONTE. 217
blir ; on ne la voyait plus, comme auparavant,
sourire à l'espoir de devenir mère, et son esprit,
aulrefois si actif, s'éteignait dans cette indilTc-
rence morne, qui, d ordinaire, annonce la fin.
Elle en sortit un instant pourtant, vit la figure
de son mari ravagée par la peine, et saisit quel-
ques mots de prière prononcés à voix basse, et
par lesquels il suppliait Dieu de Tépargner. « Oh,
fit-elle d'une voix faible, je ne vais pas mourir,
n'est-ce pas ? il ne nous séparera pas, nous
avons été si heureux ! » Sur ces entrefaites
mourut Tabby, une vieille servante octogénaire
qui, l'un après l'autre, avait enseveli tous les
enfants de son maître. La maltresse suivit de
près la servante, et le 31 mars 1855, la cloche
de son glas funèbre vint répandre dans Uaworth
la triste nouvelle. Bien des larmes Coulèrent,
entre autres celles d'une pauvre fille séduite que
Charlotte, par ses exhortations et ses encoura-
gements, avait ramenée au bien; une autre,
une aveugle, poussée par le désir d'entendre les
promesses que la religion feit aux affligés, s'a-
vança en tâtonnant vers la tombe pendant la cé-
rémonie de l'enterrement.
Certainement ce qu'on regrettait à Haworlh,
io
\
218 CHARLOTTE BRONTË.
ce n'était point l'écrivain célèbre, c'était la
femme courageuse et généreuse, et cela était
juste : car, si nobles et si fortes que soient ses
héroïnes, elle valait encore mieux qu'elles. 11 y a
peu d'auteurs de qui on pourrait en dire autant.
MADAME
DE VARNHAGEN DENSE
ÉTUDE
SUR LES MŒURS ET LES SALONS D\LLEMAGNE
AV COMMBKCEIIENT DU SIÈCLE*
I
« Un vrai salon n'est possible qu'en France, »
voilà Tadage un peu usé qu'un Parisien en bottes
vernies, qui a visité Francfort et même Munich,
répète après dîner, le coude appuyé sur la chemi-
née, devant deux ou trois jolies femmes qui lap-
< Carreipandance de Hahel, 3 vol. Fuâckor et Humbiot. Les
mémoirps et documents recueillis sur . e salon forment dix*sept
volumes.
220 MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE.
plaudissent des yeux. Il dit \rai si par « salon »
on entend simplement un endroit où les vanités
se déguisent avec goût, où les faibles se mani-
festent avec grâce. Certes, nul salon étranger ne
pourra jamais, en ceci, rivaliser avec nos salons
parisiens. Nulle part le mérite ne sait se mettre
- aussi avantageusement en lumière, ni la nullité
, se revêtir d'habits aussi brillants. On peut, néan-
moins, montrer de l'esprit sans chercher à s'en
parer, comme on peut avoir de l'élégance sans
s'habiller exactement à la dernière mode. Nous
sommes trop enclins à nous figurer un salon al-
lemand tantôt comme une salle de bal où l'on
valse, tantôt comme une Académie où d'honnêtes
professeurs, des théologiens vertueux reprennent
à armes courtoises de graves disputes sur l'au-
thenticité des Evangiles ou sur Tépoque exacte
de la naissance de Bouddha. Ça et là, il est vrai,
on y cause de choses sérieuses, et même les gens
du monde ne se croient point obligés de ne par-
ler aux femmes que pour leur adresser des com-
pliments. Mais il i\€ s'ensuit pas que tous les
convives soient des pédants ou des valseurs,
comme on l'imagine. Le salon de madame de
Varnhagen, pour se trouver à Berlin, n'eut rien
HADÀilE DE YARNHAGEN D^ENSË. 221
m
à envier aux plus recherchés d'entre les nôtres.
Comme cliez madame de Staël ou madame de Lie*
yen, on v rencontre des historiens, des hommes
■
d'État, de grands capitaines, comme chez ma*
dame Récamier, l'on y trouve des ambitieux, des
philosophes, des femmes distinguées ou belles.
En voici une qui, sans avoir ce dernier avantage,
eut fait honneur à toute nation. Le lecteur, qui
sait ce qu'est une <x femme supérieure » en
France, voudra peut-être savoir à quoi ce titre
oblige ailleurs. Je vais tâcher de le lui montrer
en lui faisant connaître Rahel Lévin de Varnha*
gen d'Ense.
I
Un hasard singulier place souvent les gens re-
marquables dans des conditions exceptionnelles,
propres du moins à éveiller l'intérêt. 11 en fut
ainsi pour Rahel Lévin. Elle naquit à Berlin de
parents juifs qui firent fortune dans les (spécula-
tions commerciales, comme beaucoup de leurs
coreligionnaires. La situation des Israélites prus-
siens en 1771, année où elle naquit, n'était point
ce que l'ont faite des lois plus récentes, L opinion
19.
2^2 MADAME DE VARNHAGEN D*ENSE.
m
publique, d'accord avec les institutions civiles,
leur fermait tout accès aux emplois supérieurs;
il leur fallait choisir entre la science, le com^
merce et les arts. Ce champ d'activité pouvait, il
est vrai, suffire ^ une race qui de tout temps a
possédé l'heureux privilège de réunir les dons
en apparence les plus opposés, où dans une même
famille on trouve un financier comme Salomon
Heine et un poète comme Henri Heine, un savant
comme Mendelssohn le traducteur de la Vulgate^
et un musicien comme Mendelssohn l'auteur du
Songe d*une nuit d^été. 11 ne faut pas s'en éton-
ner. En fait d'art, comme de calcul, toute supé-
riorité éminente développe l'esprit critique que
les Juifs possèdent par excellence. On ne saurait
créer à moins de sentir juste, spéculer sans un
coup d'œil sûr et prompt : il y a moins loin qu'on
ne croit entre un naturaliste perspicace et un ban-
quier habile, entre un savant comme Herschell
et un financier comme M. de Rothschild. Néan-
moins cette profusion de dons amenait des con-
trastes parfois bizarres, le financier aimait les
arts en artiste, l'artiste comprenait les combi-
naisons sagaces du spéculateur, et le spéculateur,
par reconnaissance comme par amitié, Tadroet-
MÀDAUE DE VARNHAGEN DT.NSE. 225
tait quelquefois à en profiter. De là, chez quel-
ques Israélites opulents, certaines habitudes de
fermier général, mais en même temps un dilet-
tantisme plus élevé et plus fin, des réunions
choisies fort différentes de ces compagnies équi-
voques où, jadis, une demi-douzaine de parasites
flattaient un Mécène de réputation douteuse, dont
le plus grand talent était de savoir choisir son
cuisinier. Ici, tes insolences du faste venaient
s'adoucir et presque s'effacer sous une sorte Aç
bonhomie patriarcale qui pouvait rappeler les ten-
tes de Jacob, Thospitalité large et grandiose des
descendants d'Abraham. Ainsi, quand son comp-
toir était fermé et ses commis renvoyés, le chef
de telle grande maison de banque quittait son
bureau, et, parfois sans songer à passer un autre
habit, montait dans la belle salle richement ta-
pissée où l'attendaient ses invités. Il n'était point
en peine d'en trouver, et maint roturier riche jau-
nissait d'envie a la vue des carrosses arrêtés devant
l'hôtel d'un Sina ou d'un Lévi. Car les Israélites,
étrangers à la noblesse comme au peuple, for*
maient un camp à part au milieu de la bourgaoi-
sie, avec laquelle ils ne se confondaient point ;
camp de gens sans portée appaveota^ que Ton
iU MADAME DE YARNHAGEN D'ENSE,
pouvait fréquenter à son aise et sans se compro*
mettre, où venaient les grands seigneurs, tantôt
avec une sorte de bonhomie, tantôt avec un air
de condescendance, selon l'état de leur bourse,
familièrement ou famillionnaireinent. Certes Tin-
térieur de l'Israélite riche ne pouvait manquer
d'attraits ni pour le noble élevé dans des débris
d'opulence, ni pour l'homme du monde accoutu-
mé aux élégances et aux raffinements. On y trou-
vait de vastes salles disposées avec goût, des
tentures orientales, parfois des toiles rares, si-
gnées d'un Tilien ou d'un Gorrége; elles faisaient
Torgueil du maître de la maison, qui, souriant
d'un sourire un peu malicieux, vous expliquait
l'origine de ces tableaux dignes d'un musée
royal, et qui en provenaient peut-être. Au centre,
et sous le rayonnement des bougies, s'élevait
une table chargée de mets recherchés, de vins
fins; la vaisselle d'or et d'argent, le plus pur
cristal de Bohême projetaient leurs feux sur le
damas de Saxe finement ouvré, sur le linge de
Frise aux bords frangés ou garnis de guipures
coûteuseâ. Les convives étaient dignes de ces
élégances et de ces recherches. Le maître du lo-
gis, que sa situation affranchissait de certains
MADAME DE VARNHAGEN D*£NSE. $25
scrupules, pouvait, sans préjudice pour lui-même
ou pour les siens, recevoir à sa table lacteur cé-
lèbre, inviter la grande cantatrice, que le préju-
gé bannissait encore des autres salons. D'un geste
empressé, d'un regard caressant, la belle juive,
sa femme ou sa fille, se levait pour aller au-
devant de la reine de théâtre impatiemment Bt-
tendue ; on pouvait à son gré vérifier si telle tra-
gédienne célèbre méritait encore d'être traitée
en princesse après avoir été son diadème, si
telle danseuse italienne ou française méritait
d'être applaudie pour ses reparties comme pour
ses pirouettes. Autour de ces beautés admirées
voltigeaient Tabbé bel-esprit, dernier reste de la
petite colonie philosophique établie à Potsdam,
le brillant soldat de fortune, homme d'épée et
de plume, aussi expert en fait de manœuvres
qu'en matière de sonnets ; l'écrivain jeune et déjà
illustre ne dédaignait point de venir se mêler à
tant de convives aimables ou célèbres. Le musi-
cien connu, le critique hautain, le futur homme
d*État causaient ensemble en amis, et, délivrés
d'une étiquette gênante, formaient un groupe
rieur d'où les saillies, partant comme des fusées,
venaient s'abattre sur le sofa de soie où, dans la
226 MADAME DE YARNHAGBN D^EMK.
lumière diaphane, trônaient les plus grandes
beautés du jour.
On a peu de détails sur le père de Rahel ; on
sait seulement qu'il menait assez grand train; et
Ton peut supposer que son intérieur ressemblait
à celui-ci. Faprès quelques traits, on croit entre-
voir un homme plus aimable envers les étrangers
qu'envers sa famille, violent et emporté dans l'in-
timité, ayant pour système de ne jamais témoi-
gner de tendresse à ses enfants, sévère jusqu'à
défendre qu'on célébrât leur jour de naissance,
comme c'est l'usage en Allemagne, et querellant
sans cesse sa femme à propos de leur éducation.
Une mort prématurée la laissa de bonne heure
veuve et maîtresse d'administrer le bien de ses
■
enfanls, trois fils et deux filles.
Rahel, l'aînée, avait alors vingt ans, et depuis
longtemps déjà attirait sur elle l'attention de tout
ce que Berlin possédait d'hommes distingués ou
éminents. Nulle époque, il est vrai, n'était plus
propre à faire ressortir les mérites d'un esprit
primesautier, à mettre en relief l'originalité d'un
jugement hardi, incapable de se laisser gagner
par la routine, ou fausser par l'enthousiasme.
Ordinairement, le tocsin qui sonne les révolutions
MADAME DE VARNHA6EN D<>ËNSE. 227
littéraires précède de peu celui qui proclame de
plus grands soulèvements. La violente révolution
politique qui se préparait en France, tendait et
agitait les esprits en Allemagne ; le théalre re-
prenait Tœuvre jadis inaugurée par Luther. Un
homme de bien et d'un grand caractère, siniple
auteur dramatique pour les princes peu clair-
voyants, mais tribun pour le peuple dont il sor-
tait, Lessing, d'une voix puissante, venait de re-
muer les cœurs en faisant passer devant ses com-
patriotes des personnages comme Nathan le sage,
philosophe platonicien, ou le vieux Galotti, émule
de Rousseau par la sincérité aussi bien que par
l'emphase. Bien des voix, et des voix imposantes,
avaient répondu à son appel. L'œuvre d'émanci-
pation reprise par lui, et soutenue par la volonté
d un roi philosophe et soldat, trouvait des conti-
nuateurs dans Herder, Fichte, Emmanuel Kant ;
des jeunes gens nobles commençaient à fréquen-
ter les universités, à étudier les sciences natu-
relles. Déjà l'on vantait la vaste érudition, le gé-
nie original d'un Humboldt, et du fond de l'àme
on applaudissait à l'élan viril qui animait les
écrits d'un Wieland, d'un Tieck, d'un Jean-Paul
Richter* Deux gloires supérieures, cependant,
S28 MADAME DE YARNHAGEN D'ENSE.
dominaienl les autres, et les noms de Schiller et
de Goethe, trop grands pour perdre à un rappro-
chement, se lisaient unis sur le titre de ÏAlma"
nach des^MmeSj nom usé en France, nouveau en
Allemagne, et qui n'était pas indigne dune feuille
destinée à célébrer la renaissance de la littéra-
ture germanique*
Qu^on se figure une jeune fille, une fille de
vingt ans, s'associant d*esprit comme de cœur
au grand mouvement littéraire et social qui sou*
levait ses compatriotes. C'est pourtant là ce que
faisait Rahel. Avec une instruction fort ordi-
naire, médiocre même (on veut absolument,
disait-elle, que je sois savante, quand je n'ai
, rien appris), elle portait un intérêt ardent à tout
: ce qui se passait et pas une des publications si
nombreuses qui éveillaient la curiosité publique
ne lui demeurait étrangère. « Le Brandebour-
geois est né critique, » dit-elle quelque part et
avec raison, si l'on considère le nombre infini
de brochures et de journaux qui remplissaient
Berlin. Parmi tant de richesses, chacun, comme
toujours, choisissait son grand homme; le ta-
lent médiocre se montrait empressé de faire sa
cour au public tantôt par la flatterie, tantôt par
MADAME DE VARNHAGEN D^ENSË. 229
l'injure; mais à travers rinsignifiante mêlée,
bien au-dessus des curieux et des imitateurs,
on distinguait les efforts de quelques hommes
distingués, écrivains de talent, qui, dans la cri-
tique, apercevaient mieux qu'un moyen de dé-
nigrement ou bien de réclame. Déjà Lessing,
dans son Laocoon, avait montré quelle lumière
l'analyse peut jeter sur une œuvre d'art, et l'alné jj-^-"^^ ^,
des deux Schlegel, Frédéric, s'efforçait d'appli-
quer les mêmes procédés à l'examen des tra-
gédies de Racine et de Shakespeare. A leur
suite venaient un Brinckmann, un Yeit, esprits
distingués, qui n'eurent pas le mérite de l'ini-
tiative> mais qui, avec un zèle aussi grand que
celui des chefs, aidèrent de leurs efforts et de
leur plume le travail tout-puissant qui secouait
les âmes et les poussait de force vers la lumière
et vers l'équité.
Frédéric de Schlegel, comme les deux derniers,
faisait partie du cercle de personnes distinguées
que voyait Rahel. Les hommes, moins qu'au-
jourd'hui écrasés d'affaires, s'abandonnaient
mieux à la douceur de vivre ; le désir de parve-
nir, l'impatience fiévreuse ne dévoraient point
encore le meilleur de leur vie ; l'esprit, comme
20
^<ir /
25.0 MADAME DE YÀRNIlAGbN D ËNSE.
autrefois le cœur, avait sa chevalerie, et Ton ne
considérait pas comme perdus les moments
soustraits au travail pendant lesquels on venait
rendre hommage à l'intelligence aimable, au
j^ugement sain et droit d'une spirituelle jeune
femme. D'ailleurs, un tact parfait laissait entrer
une liberté rare dans ses entretiens ; son enjoue-
ment gracieux et plein d'abandon venait adoucir
ce qui chez toute autre eût surpris, peut-être
choqué. Quelqu'un voulait-il lui faire connaître
un ami : « Prévenez-le que je suis une sauvage,
que Ton peut parler de tout avec moi, » lui dit-
elle, « cela nous mettra à l'aise, et nous évi-
tera la préface insupportable de tout commerce
amical. »
Mais ce n est pas son intelligence seule qui lui
valait ces amitiés et ces succès. Les femmes dn
monde, en général, ne s'intéressent qu'à qui les
flatte ou bien les distrait; d'ordinaire éLles aiment
moins les idées pour elles-mêmes que pour celui
qui les exprime ; on les voit préférer le convive
agréable qui cherche à plaire à l'homme pensif
dont le regard tourné ailleurs marque la préoc-
cupation ou exprime l'indifférence. Il n'en était
point ainsi de Rahel. Avec beaucoup d'affabilité
MADAME DE VARNHAGEN D'ENSB. 251
naturelle, el un sentiment très -vif. de ce qu'on
lui'devait, la pensée de se faire une cour ne lui
venait pas ; elle ne songeait point à se faire trai-
ter en reine par ceux qu'elle recevait en hôtes.
On comprend l'agrément d'un commerce affran-
chi des susceptibilités vulgaires, supérieur aux
rivalités de salon.
Les femmes , peu accoutumées à une telle ab-^
sence de vanité, vantaient la sûteté de son ami-
tié ; les hommes, frappés par la netteté de son
jugement, louaient le désintéressement et Pat-
trait d'une bienveillance qui se répandait pa-
iement sur tous les gens de mérita. La vraie
bienveillance est le désir d'obliger et de mettre
à Taise jusqu'aux indiffêrents, non pour se faire
aimer d'eux, mais par une inclination naturelle
à faire du bien et à obliger. Telle était celle de
Rahel : l'intérêt qu'elle portait à ses amis, loin
de se borner à leurs succès littéraires, s'étendait
à leurs personnes, à leurs chagrins de famille
ou de cœur; elle aimait à les savoir heureux,
bien portants, satisfaits des choses et d'eux-
mêmes. On admirait encore en elle la loyauté
innée d'un esprit incapable de mensonge, la gé-
néreuse vaillance d'une âme que nulle considéra-
/
^33 NADANK DE VARNHAG8N D'ENSE.
tion humaine ne pouvait empêcher d'être sincère.
Son mari, l'homme qui l'apprécia et l'aima le
mieux, disait qu'elle ne croyait jamais se nuire
en se montrant telle que Dieu l'avait faite, ni ga-
gner en cachant quelque chose. On ne verrait
là qu'un excès d'orgueil, sans cette franchise
désintéressée, sans ce constant et incorruptible
amour de la vérité qui un jour lui fit dire au
prince Louis de Prusse : « Je veux bien vous
écrire, mais à condition d'être vraie avec vous,
comme avec tout autre. » Sincérité, indiscrétion,
bien des gens profitent du premier mot pour
îy commettre la seconde chose. Et que de gens ne
promettent d'être sincères que pour avoir le droit
de ne l'être pas ! Rahel l'était, et avec une pro-
fondeur étrange. Voici comment, après sa mort,
M. de Brinckmann raconte les débuts de leur
amitié vieille de plus de quarante ans.
« Nous nous vîmes pour la première fois en
compagnie assez mélangée. Rahel parla peu,
mais ses paroles ailées^ comme disait d'elles
Jean-Paul, n'en trahissaient pas moins le dard
pénétrant de la guêpe. Nous autres pensions
parler sensément, brillamment peut-être. Moi-
môme je ne me sentais pas dépourvu de préten-
MADAME DE YARN1IAGEN D^ENSE. 335
lions, et, dans cette disposition d'esprit, je ha-
sardai mainte boutade dont une mienne amie se
plaignit. L'âpreté presque insultante de ses ré-
pliques me blessa; néanmoins je me tus, ne vou-
lant point montrer de 'l'humeur. Comme je re-
conduisais Rahel, je pris un air délibéré, et, tout
souriani, lui demandai si elle ajoutait foi aux
déclarations de mon adversaire — Nullement,
me répondit-elle, — pourtant ce châtiment vous
était dû. Votre amie, bien qu'elle pût avoir tort,
exprimait une pensée sérieuse que vous vous
êtes empressé de tourner en ridicule. Vous vou-
liez faire rire à ses dépens, et vous y avez réussi :
j'appelle cela de la vanité. Une conviction sin-
cère, fût-elle fondée sur l'erreur, mérite des
ménagements; la vanilé, par contre, n'en mérite
point. Vous en avez eu pour votre esprit, de
quoi vous plaignez-vous? Il vous faudrait enten-
dre bien autre chose, si j'étais votre amie. » Elle
me regardait de son œil profond, sincère, péné-
trant. « Puissiez-vous le devenir, » lui répondis-
je en ra'emparant de sa main par un mouvement
involontaire et irréfléchi. »
20.
'iSi MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE.
II
•
Dès qu'une femme supérieure ou simplement
aimable sort de l'obscurité, ou veut aussitôt con-
naître son histoire intime, savoir à quoi s'en
tenir sur les fautes qu^elle a pu commettre, ou
sur l'énergie qu'elle a pu déployer. La malveil-
lance, toujours en éveil, épie ses moindres ges-
tes ; elle appelle la vertu froideur, et repousse le
mot de faiblesse comme trop doux pour désigner
certains écarts que l'envie ne pardonne point.
Comment s'en étonner? Elle ne reconnaît les
qualités brillantes que pour étaler plus rude-
ment les fautes, et se venge du mérite en con-
damnant les passions ou les peines dont la mé-
diocrité se trouve naturellement préservée. On
songe trop peu aux séductions auxquelles expo-
sent un esprit pénétrant et vaste, le prestige
d'un grand talent ou d'une grande beauté; les
erreurs qu'ils provoquent paraissent funestes si
l'on pense aux chagrins qui les accompagnent,
aux regrets qui leur font cortège. Ces mêmes
chagrins, pourtant, et ces mêmes regrets devien-
MADAME DE VARNHAGKN D'ENSE. 235
nent la sauvegarde et comme la rançon de l'hon-
neur compromis. Les contemporains, égarés par
la médisance, s'y peuvent tromper, jamais l'ave-
nir; personne encore n'a oisé placer Ninon sou-
riante auprès de mademoiselle de Lespinasse en
pleurs, madame de Montespan auprès de made-
moiselle de la Vallière, la triste religieuse du
Paraclet auprès de la joyeuse abbesse du couvent
de Chelles.
« Si l'innocence est belle, la verlu n'est qu'un
replâtrage, » a dit Rahel. Etrange parole et qu'il
faut tâcher d'interpréter loyalement. Elle entend
par là que la candeur naturelle, la pureté intime
de l'âme, la sincérité et la virginité du sentiment
primitif sont la seule chose digne d'estime, tout
le reste n'étant que régularité extérieure et
affaire de convention. 11 est certain qu'une jeune
fille trop bien aguerrie contre le danger perdrait
beaucoup de son prestige ; et la sagesse toujours
alarmée, toujours vigilante, convient mieux à
trente ans qu'à vingt ans. Rahel, de bonne heure
habituée à l'admiration et aux respects, devait
moins qu'une autre se méfier de certains hom-
mages que justifiaient les mœurs du temps, en-
core empreintes de cette fadeur galante que Ton
236 MADAME DE YARNHA6EN D'ENSE,
retrouve dans les peintures du siècle dernier. Il
ne faut point sétonner si quelque illusion \int
se placer entre elle et la vérité rude, si parmi
les hommes distingués qui Tentouraient il s'en
trouvait un dont elle épiait plus volontiers l'ar-
rivée, à qui elle tendit la main de plus loin, avec
qui elle échangeât avec plus de plaisir ces petits
billets piquants qui sont le prélude et Toccasion
d'un sentiment plus fort. D'ailleurs comment
supposer des sentiments vulgaires lorsqu'on
ignore ce que c'est qu'un sentiment vulgaire?
Comment une jeune fille pure reconnaitrait-elle
la lâcheté ou le mensonge sous ces dehors de
loyauté communs à tous les hommes bien élevés
ou bien nés que l'on rencontre ? Rahel tomba
dans cette erreur si naturelle; elle s'attacha à un
homme faible, vain, qui ne sut ni l'apprécier, ni
l'aimer. Quoi qu'on puisse dire ou penser, l'hon-
neur d'une femme honnête vaut celui d'un hon-
nête homme, et Ton n'y peut porter atteinte sans
se flétrir. Celui-ci y gagna le mépris, puis l'oubli.
Faisons pour lui comme le hasard ; tirons le rideau
sur ce lâche abandon dont la victime ne pouvait se
plaindre; n'accordons point à ce souvenir Thon-
neur de le laisser plus qu'il ne faut mêlé à la
MADAME DE YARNHAGEN D*ENSE. 957
plus belle moitié d'une vie qui méritait d'appar-
tenir tout entière à un Varnhagen.
Mais entre ce moment et l'heure tardive où
Rahel se maria, près de vingt ans devaient en-
core s'écouler. Elle n'avait jamais aimé Berlin,
ce large Berlin vide, monotone, poudreux,
comme elle l'appelait ; à présent elle se prit plus
que jamais à détester ces places désertes, ces
longues files de maisons blanches qui blessent
la vue. L'aspect de sa ville natale lui devint an-
tipathique, plus encore le sourire sec, la mine
suffisante des rares passants ; elle éprouvait une
insurmontable aversion pour ces physionomies
moqueuses sans gaieté, ironiques sans tristesse;
ces teints blêmes, ces regards ternes lui rappe-
laient l'immobilité des eaux mortes, Taridité
blafarde des larges plaines sablonneuses qui se
déploient comme un suaire autour de la ville.
Elle était Juive et non Allemande ; un sang plus
chaud la préservait de toute langueur comme de
tout affaissement; comme autrefois son âme
ardente s'élançait vers le mouvement de la vie,
comme autrefois on la rencontrait dans le monde
et au théâtre, comme autrefois on la voyait lire,
écrire, sourire ; mais au fond la plaie restait ou-
258 MADAME DE VARiNHAGEN D'ENSE.
verte et douloureuse sous Tuniformilé routinière
de ces passe-temps. « Ma tristesse, écrit-elle,
n'est point de celles qui s'effacent ou répandent
à volonté sur le paysage des teintes d'une mé-
lancolie douce; c'est le paysage même, chez
moi, qui est ravagé, et mon humeur éternelle-
fjment souriante n*y peut plus verser que des
'rayons fugitifs. »
Elle avait besoin de changer d'habitudes et
d'entourage ; dans l'impatience qu'elle en éprou-
vait, elle se mit en route pour Paris, où résidait
madame de Humboldt, Tune de ses amies les
plus anciennes et les plus éprouvées. Ce fut chez
elle qu'elle descendit. Une ancienne prédilection
attirait Rahel vers la France ; sa mobilité d'es-
prit, son enjouement la rapprocbaient de nous ;
personne ne goûtait mieux cette bonhomie fine,
cette pétulance moqueuse qui ont produit tant
de charmants causeurs et tant de charmants
écrivains. D'ailleurs elle parlait couramment le
français, et l'écrivait bien ; même elle le préfé-
•rait à l'allemand, si Ton en juge par l'abondance
des mots français qu'elle substitue à ceux de sa
langue. « N'imaginez pas, au moins, que chose
semblable m'arrive quand je parle français, »
MADAME DE VARNHAGEN D^EINSE. 25d
écrit-elle par manière de taquinerie à un brave
Allemand de ses amis qui se permet de Ten blâ-
mer. Une lettre à son frère, le poète Louis Ro-
bert, exprime encore mieux ce goût. Elle venait
de quitter Paris pour Bruxelles. « On se sent ici,
dit-elle, comme parmi les Barbares. Au théâtre,
j'ai eu le mal du pays. Hors de la France, on ne t
retrouve point la France. Il en est d'elle comme
du bon air, on n'en sent le bienfait que lorsqu'on
respire un air renfermé. » En présence de cette
. prédilection si vive, on est surpris de ne trouver
dans ses lettres aucun détail précis, rien qu'un
petit nombre d'observations générales, justes,
sans doute, mais dont la forme un peu vague ne
se grave point dans l'esprit comme tant de char-
mants croquis qu'elle a jetés ailleurs. Çà et là,
pourtant, un trait piquant vient relever ce style
terne d'une personne afTaissée par le malheur;
on croit voir des étincelles voltiger à travers les
cendres d'un incendie. Un jour, revenant d'un
théâtre du boulevard, elle écrit : « Décidément,
le peuple qui a inventé le couplet ne saurait faire
école en musique. » Cela est vrai, le vaudeville
détruira toujours l'opéra. Dès qu'on a Déranger,
on ne peut avoir Beethoven.
240 MADAME DE VARNHA6EN D*ENSE.
Somme toute, les femmes n'ont d'autre patrie
que l'endroit où elles ont aimé. Son cœur était
demeuré en Allemagne, si son esprit était en
France, et toutes ses pensées allaient vers le
pays rempli des ruines de son bonheur. Une
autre circonstance venait raviver ses peines et
renouveler des émotions à peine endolories : le
mariage de sa sœur cadette, fiancée à un jeune
magistrat d'Amsterdam. Pour certains motifs
qu'on ignore, cette sœur, à ce qu'il paraît, hési-
tait encore, et avait demandé conseil à Rahel.
Rien ne montre mieux, selon moi, son état d'es-
prit que cette réponse étrange où la folie se mêle
au bon sens, l'amertume à l'ironie, comme dans
Shakespeare. On y sent 1 epanchement confus d'un
cerveau fiévreux, on y entend gémir un cœur
blessé au vif dans ce qu'il a de plus sensible et
de plus noble : « Certes, il faut songer à réparer
ta santé, mais seulement à Amsterdam. Ce point
me semble important, ta maladie, comme la
mienne, ne provenant que par santé... Je vou-
drais, s'iLse pouvait, vous épargner mes maux.
Les gens, les gens comme nous, s'entend, à tout
moment se sentent soulevés par l'angoisse et le
doute. Le tout est de regarder l'angoisse et le
MÂDAMR DE VARNUAGEN D*E?fSE. 241
doute en face, comme des ennemis que l'on veut
braver. Et pu' s c'est le nom des choses qui fait
peur. Tu ne nous quitteras point, c'est moi qui
te le dis. Ne quitte-t-on pas toujours un lieu
pour un autre ? Car la durée de ton absence n'est
point fixée, rien n'est fixé. Et sache une chose :
Tout n'est point fini avec le malheur. Ceci au
pire, car on ne peut rien prévoir. Que ne puis-je
te faire partager un sentiment, un don ! Tu vou-
lais épouser Charles, tu avais tes motifs. Eh bien,
ces motifs, rien ne saurait les détruire, ils sub-
sisteront, quand même l'objet viendrait à man-
quer. Le manque de durée, la séparation inévi-
table entre lobjet et les motifs, c'est là, vois-tu,
l'explication finale de tout ce qui est humain. Tu
ne veux pas appartenir à l'humanité ? Bien ; dé-
truis-toi. Chez moi, c'est l'opposé. Cela seul quijà
un terme, cela seul qui est humain me tran-
quillise et me console. »
III
Le mariage de la sœur, l'avarice de la mère
qui lui* refusait les moyens de prolonger son ab-
sence, rappelèrent Rahel plutôt qu'elle ne le
21
242 MADAME DE VARNHAGËIS D^ENSK.
souhaitait parmi les siens, alors divisés d'inté-
rêts et d'opinions. La mère, avec un jugement
sain, manquait d'élévation d'esprit; un reste
d'habitudes rapaces trahissait son origine juive ;
on la voyait préoccupée de mainte économie sor-
dide que sa situation aisée ne justifiait point.
C'est ainsi qu'elle venait de refuser un trousseau
convenable à $a fille cadette, et à Rahel le reste
d^une part de succession que Rahel aussitôt cessa
de réclamer. Les fils à cet égard tenaient de la
mère, et partout où il est question d'argent, on
les trouve un peu prompts à profiter du désin-
téressement de leur sœur. Rahel était toujours
prête à se dépouiller pour leur venir en aide. Elle,
était clairvoyante pourtant, quoique dévouée ; on
ia pillait, mais on ne la trompait pas. Elle voyait
bien que son frère aîné mettait le bonheur dans
un portefeuille gonflé de billets de banque. « Je
suis bien aise, écrit-elle, d'apprendre que tout
va selon ses souhaits, cela signifie qu'il amasse
de l'argent. » Blessée par d'aussi mesquines tra-
casseries> elle avait songé un moment à ne point
quitter Paris ; mais son attachement aux siens
triompha du désir de vivre indépendante, et elle
revint habiter chez sa mère, propriétaire de Tune
MADAME DE YARNUAGEN DENSE. ^245
des plus belles maisons de la Jaeger-strasse.
D'autre part, ses amis dispersés souhaitaient
son retour; chacun regrettait le vide de ce salon
élégant où le ton le plus parfait subsistait côte à
côte avec un laisser-aller que Ton ne retrouvait
point ailleurs. L*esprit et la beauté ne suffisent
point pour gouverner un salon, il faut encore ne
point dépendre de ses hôtes, ne point être solli-
cité par ses hôtes, n'avoir rien à leur demander
ni à leur accorder. Un rang trop élevé fait des
courtisans, un rang trop bas diminue le respect,
ou tout au moins encourage des libertés mau-
vaises. Avec la situation, il faut encore le talent.
Peu de personnes savent se montrer assez
promptes et assez délicates, garder la grâce et
acquérir l'ascendant, saisir au vol les nuances,
approuver ou réprimer d'un regard, puis, comme
un accompagnateur habile qui mesure le clavier
à la voix du chanteur, hausser et baisser à vo-
lonté le ton de l'entretien, maintenir l'équilibre
entre les sons disparates, et mettre l'harmonie
entre ceux qui paraissent le moins capables de
s'accorder.
Rahel possédait tous ces avantages, et bien
d'autres encore : elle était inépuisable en idées.
n^ MADAME DE VARNflAGEN D^ENSE.
en aperçus, en saillies. D'une main légère, et
comme en se jouant, elle effleurait les sujets les
plus graves ; elle pouvait, sans bizarrerie ni em-
phase, causer à son gré de religion ou d'amour,
discuter les idées du dernier traité philosophique
comme la musique du dernier ballet. On avait
déjà vu les mêmes qualités réunies chez sa con-
temporaine mademoiselle Necker. Plus d'une
femme, depuis mademoiselle de TEspinasse,
s'était instruite à Técole de la vie, plus d'une
jeune fille était devenue docte à écouter les leçons
de son fiancé ou de son père. Mais, au dire des
meilleurs juges, on n'avait point encore rencon-
tré un ensemble de qualités comparable à celui-là,
tant de génie uni à tant de grâce, tant de sagesse
à tant de naturel, tant de passion à tant de can-
deur; on n'avait point encore remarqué chez une
femme un goût aussi élevé pour les arts, un in-
térêt aussi vif pour toutes les graves questions
qui agitent et ennoblissent Thomme, Le grand
Gœthe, peu enclin à surfaire la valeur d'un es-
prit féminin, se plaisait à l'appeler « une fille
v« généreuse. Elle est puissante par sa manière
; « de sentir, et légère dans sa façon d'exprimer ce
« qu'elle ressent, « disait-il. » Le premier de ces
Madame de yarnhâgen d*£nse. Si5
«r dons la rend imposante, le second la fait trou-
« ver aimable. Elle attire par la force dune ori-
« ginalité toute-puissante, et qui jamais n'em-
« prunte rien à l'impulsion du caprice. Elle est
« toujours elle-même, bien que toujours elle soit
« nouvelle ; ses dehors sont calmes ; elle est de
« ces âmes que j'aimerais à nommer belles.
a Mieux on la connaît, plus on se sent attiré et
« doucement enchaîné. »
Néanmoins, la beauté extérieure lui manquait ;
elle était petite de taille ; elle n'avait rien d'im-
posant ni de piquant, sa figure était ordinaire ;
mais le plus divin et le plus délicieux sourire
rayonnait sur ses traits irréguliers; un teint pur
laissait entrevoir l'émotion la plus fugitive, et
son âme, tout entière sur son visage, rendait in-
différent à des formes que personne ne songeait
à examiner. « Quand je la vis, il me sembla voir
entrer la plus aimable des fées, » s'écrie Varnha-
gen au souvenir de leur première entrevue.
Quelqu'un la comparait à l'Iphigénie de Goethe.
Cela parut faible à M. de Gualtieri, l'un de ceux
que touchait le plus la noble candeur de son
âme. tf Ou'y a-t-il de commun, dit-il, entre elle
et la fille d'Agamemnon, si ce n'est ce quelque
31.
I
1
: t
346 MADAME DE YABNHA6EN D^ENSE.
chose qui tient de la divinité? L'une ne possède
que des contours, il y a chez l'autre une âme
qui embellirait les plus irréguliers, et ferait ou-
blier les plus beaux. » « Vous êtes la personne
du monde la plus singulière, lui écrit-il, il n'ap-
partient qu'aux âmes privilégiées de vous aimer,
et pourtant elles ont souvent cela de commun
avec les plus communes ; vous semblez ne jamais
dire rien de saillant, et cependant personne ne
dit rien comme vous, ou plutôt vous ne dites
jamais rien comme les autres; vous paraissez à
la portée de tout le monde, et personne n*est à
votre portée; on vous croirait savante, et vous ne
savez rien, ou plutôt vous savez tout sans rien
savoir; vous méprisez toutes les vertus et vous
les avez toutes. Vous les exercez sans effort, et
pourtant c'est avec un art supérieur que vous les
pratiquez; votre grandeur vous met au-tîessus
'd'elles, et vous vous abaissez jusqu'à elles ; les
sots vous trouvent de l'esprit parce que vous leur
:en donnez, et les gens d'esprit vous en trouvent,
bien qu'à côté de vous on les trouve sots. Com-
ment faites-vous? Êtes-vous une fée, un esprit
follet, un bon génie? Une chose sûre, c'est que
vous exercez l'ascendant des âmes vraiment
MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE. 247
fortes, c*est que vous possédez un attrait inex-
primable, un je ne sais quoi qui tôt ou tard
vous fait dominer sans qu'on y prenne garde,
qui plaît, captive, entraîne... » Celui qui s'expri-
mait ainsi n'était point un courtisan beau parleur,
mais un soldat qui se piquait de dire la vérité.
Loin d'être galant, il passait auprès des femmes
habituées aux fades madrigaux du dix-huitième
siècle, pour un esprit trop sincère, c'est-à-dire
rude; elles s'accommodaient difficilement de
ses façons brèves, un peu dédaigneuses. Son
jugement, qui n'est pas surfait, n'en est pas
moins surprenant; on n'a point coutume de
rencontrer des hommages aussi enthousiastes,
surtout aussi délicats. Ils frappent encore davan-
tage lorsqu'on se rappelle les mœurs du temps,
les façons soldatesques, la vilaine manière dont
la cour de Potsdam avait alourdi répicurisme
français, lorsqu'on se représente ces viveurs ha-
bitués par ton à ne chercher l'esprit que derrière
les portières d'un boudoir et sur les lèvres, far-
dées d'une comédienne.
On s'étonne moins si l'on songe combien, au
sortir de cette friperie malsaine, ils devaient
goûter l'aspect d'un salon honnête, la saveur
218 MADAME DE YARNUAGËN D^EiNSE.
d'un entrelien calme après le délire fiévreux des
cerveaux excités par l'orgie. D'ailleurs, l'honnê*
teté, comme ces baumes composés de plantes
forestières , a je ne sais quelle fraîcheur péné-
trante qui ranime les âmes les plus usées. Per-
sonne, certes, ne venait là pour faire provision
d'épigrammes, comme chez Sophie Ârnoull, ou
pour assister à un cours d'éloquence, comme chez
madame de Slaêl. Les yeux n'y trouvaient point,
comme chez madame Rocamier, le plaisir de
s'arrêter sur des formes irréprochables, sur des
traits consacrés par Tadmiration du passé. Un
vaste salon de famille, des tentures pâlies, une
femme médiocrement jeune et médiocrement
belle offrant du thé à quelques amis et à quel-
ques parents, certes, on ne voit point là de quoi
attirer tant de convives illustres par l'intelligence
et par le rang. Cependant ces sièges un peu fanés
attendaient les hôtes les plus illustres ; un
étranger qui fût entré là par hasard eut cru rêver
en entendant ces vieux domestiques, peu faits
au rôle d'huissier, annoncer des noms comme
celui du prince Radziwill, un vrai gentilhomme,
celui du prince Louis de Prusse, un vrai héros*
Assurément, de tous ceux qui venaient là, celui
MÂDAUE DE VÂRNHAGEN D*£N5E. 249
que Ton remarquait le plus étart ce noble jeune
prince, donl le visage touchait par une expres-
sion de loyauté parfaite, et dont le regard pensif
avait Tattrait intime des peines secrètes. Le
tendre sourire de l'amour partagé s'y mêlait à la
tristesse inquiète du patriote, la finesse de Tar-
tiste à Tenthousiasme chevaleresque du capitaine
destiné à finir comme l'un de ces héros antiques,
ses pareils en beauté et en valeur. C'était bien là
le corps robuste que quatre hommes soulevant
une litière devaient au soir de Jéna emporter
tout sanglant vers un palais en deuil, la télé char-
mante qu'une souveraine en larmes devait en-
sevelir sous les lauriers dans une veillée suprême.
Quand pour la première fois on le vit chez Rahel,
cette fidèle amie de sa bien-aimée, il avait environ
vingt-huit ans, et soufTrait d'une grave blessure
reçue à Yalmy. Mais la souffrance ne le domptait
pas ; il avait passé sa jeunesse dans les camps,
reposé mainte nuit à la belle étoile ; plus d'une
fois il avait ri en mangeant son pain sec après
une journée de jeûne, et ranimé par ses saillies
le cœur des pauvres soldats ses camarades, qui
se chauffaient au feu de son bivouac. Le roi son
oncle, un peu jaloux de son ascendant, ne pouvait
250 MADAME DE VÂRNHAGEN D'ENSE.
s'empêcher d'admirer et d'aimer son courage;
mais ce qui lui avait gagné le cœur du peuple,
c'étaient tant de traits d'humanité généreuse et
de naïve bonté que son haut rang mettait encore
mieux en relief. Personne n'oubliait qu'à Valmy,
et sous le feu même de la canonnade, on l'avait
vu risquer sa vie pour sauver celle d'un pauvre
blessé, et les jeunes femmes, l'œil humide, se
plaisaient à rappeler cet autre trait qui le montrait
soulevant, d'un bras d'Hercule, un chariot dont la
roue enfoncée pesait sur le corps d'un paysan en-
touré de spectateurs impuissants et maladroits.
Grand capitaine, comme l'archiduc Charles, il
n'était pas moins grand musicien, et son beau
talent d'improvisateur ne se déployait jamais
plus magnifiquement qu'à l'aurore des nuits
fiévreuses, après l'orage des plaisirs tumultueux
où son âme fougueuse l'entraînait et le plon-
geait. Alfred de Musset, Henri Heine, d'autres
encore ont montré quelle finesse, quelle délica-
tesse presque féminines certaines âmes privilé-
giées savent porter jusque dans leurs égarements.
On lui parlait un jour d'une maîtresse vulgaire
dont on cherchait à le détacher. 11 fit entendre
qu'on prenait trop de peine : « Jamais, dit-il.
MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE. 251
son souvenir ne me vient quand Je fais de la
musique. » Il l'aimait, ce grand art, en véritable
Allemand, c'est-à-dire non en dilettante, mais
en fidèle, et les artistes trouvaient en lui non-
seulement un protecteur, mais. un frère, témoin
ce pauvre violoniste, père de famille, au bénéfice
duquel il voulut Jouer.
Voilà pourquoi sans doute il aimait à venir se
mêler à un cercle où il était libre de causer non
comme un prince avec des courtisans, mais
comme un homme avec d'autres hommes* D'ail-
leurs, il trouvait sur toutes les lèvres, et dans
toutes les âmes son plus fort et son plus intime
sentiment, celui de la patrie . La Prusse semblait
proche du moment où elle cesserait d'être^ et
toutes les âmes fiéres se roidissaient contre la
domination du conquérant. Une nation, comme
un homme, a raison de tenir à son nom, et ce mot
de patriotisme, si souvent et si amèrement tourné
en ridicule, cesse de Télre si Ion songe à toutes
les passions et à toutes les distinctions de race^
à toutes les convictions d'esprit et de cœur qui
viennent s'y rattacher. Mais parce qu'on y sentait
et que l'on devait y sentir les misères et les es-
pérances publiques, il ne faudrait point en con-
2^» MADAME DE VAUiNHAGEN D ENSE.
dure que le salon de Rahel ressemblât à un club,
à«un club politique, que l'on y négligeât ces su-
jets secondaires qui favorisent Fengouement et
pcpvoquent ce vif assaut d'agressions et de ré-
pliques qu'accompagnent le sourire et Tétincelle
des plus beauK yeux. Le rire lui-même y devait
résonner quand le brillant Gentz entrant tout
essoufQé, demandait à Rahel la permission d'aller
dormir une heure sur le sofa d'un cabinet voisin,
c( afin de se reposer de la poursuite de ses créan-
ciers, » disait-il, ou quand la coquette madame
Uozelmann, une célèbre actrice du jour, mettait
toutes voiles dehors pour amuser les gens aux
dépens d'un grave critique , misanthrope et
grondeur de parti pris. Ces soirées, j'imagine,
ne devaient manquer ni d'originalité ni d'entrain,
avec de tels convives. Pourtant j'aime mieux me
fig[urer les instants d'épanchement intime qui les
sMÎvént, ces moments si doux où restée seule entre
deux ou trois amis, parfois auprès d'un seul, la
brillante Bahel, ne laissant plus voir que la bonne
et simple Rahel, se tait pour écouter le récit d'un
chagrin, ou reprend la parole pour encourager
un effort. Alors par degrés la conversation s'y
détend, un grand calme, doux comme le reflet
MADAME DE YARISHAGEN D'ENSE. 253
amorti des lumières, envahit le salon si bruyant
tout à l'heure. Peu à peu le silence augmente,
les chucholtements entrecoupés cessent, et dans
le geste de cette main tendue vers Rahel, dans
cet adieu muet, je crois sentir le repos soudain,
l'expression attendrie d'un cœur apaisé et re-
connaissant.
IV
Toute grandeur a ses inconvénients, môme
une royauté de salon, surtout quand cette roya\i-
té, appuyée sur une supériorité personnelle,
manque de tilres officiels et de défenseurs auto-
risés, quand ni le prestige d'un grand nom, ni
l'aide d'une parenté influente ne viennent Tauto-
riser ou la soutenir.
Elle avait des amis, mais des amis ne suffisent
pas. Si chevaleresque que soit un ami, on ne
peut attendre de lui l'abnégation d'un père ou le
dévouement d'un mari ; du moins il faut remon-
ter au temps de Pylade et d'Oreste pour y trou-
ver de pareils exemples. Ceux d'aujourd'hui,
le cas échéant, vous prêtent volontiers cent
francs; et parmi les bons nageurs on cri trou-
22
254 MADAME DE VARNHAGEN D^ENSE.
verait plus d'un, sans doute, qui pousserait
l'héroïsme Jusqu'à vous repêcher, si \ous aviez
la maladresse de vous noyer. Par bonheur, j^allais
dire par malheur, on n'est pas toujours forcé
d'emprunter cent francs, on n'est pas toujours
en train de se noyer, ce qui rend ces sortes de
dévouements inutiles. Rahel à ce moment n'en
avait pas besoin. Plus tard, il en fut autrement,
et heureusement ce fut à l'époque où le titre
de fiancé, se joignant à celui d'ami, permit à
Vamhagen d'acheter des habits à celle qu'il
aimait, et des bas pour couvrir ces pieds qu'il
avait pris nus jComme elle le disait. En attendant,
et comme on la savait prompte à aider mieux
qu'avec son argent ou ses bardes, les gens la trai-
taient un peu comme une fontaine établie pour le
bien public, et où chacun peut à volonté venir
puiser des bienfaits.
On suppose assez volontiers que les femmes
non mariées n'ont rien à faire sinon à se dévouer
au service d'autrui^ et passer leur vie à obliger
des étrangers. Pour ce qui concerne Rahel, per-
sonne ne semblait soupçonner que son temps
pût lui appartenir; les demandes indiscrètes
venaient incessamment l'assaillir. Elle s'en
MADAME DE VAINHA6EN D'MSE. %bh
plaint, mais sans aigreur, et avec une malice
pleine dé bonhomie.. En première ligne, il faut
citer les auteurs inconnus, les poètes méconnu9
qui, non contents de la bombajrder de leurs
œuvres manuscrites, lui faisaient entendre qu'ils
attendaient d elle une réponse écrite, c'est-à-dire
quatre pages de compliments, a Je dois tout lire,
les autres veulent tous écrire, cela est injuste*.
J'ai envie de foire comme tout le monde, cesser
d'être un lecteur, devenir à mon tour: un écrx-
vailleur. »
Parfois l'indiscrétion devient révoltante : une
fille séduite, personne maussade et grossière,
accapare ses bienfaits et ne prend même pas la
peine de la remercier. D'autres fois, elle subit
les épanchejnents des comédiennes de haut pa«
rage qui tenaient alors à Berlin l'emploi des
dames du demi-monde. Parce que Rahel avait
aimé, et sans doute avec abandon, elles la sup-
posaient savante en afTaires de cœur, et n'hési--
taient pas à venir lui confier les misères qu'elles
décoraient du nom d'»mour. « Ces femmes, dit
Rahel, me rendent idiote, m'abtment les nerfs»
Insignifiance, imprudence, platitude, tout s'y
rencontre. Leurs qualités mauvaises ou même
i56 MADAME DE VARNHAGEN D^ENSE.
bonnes manquent de raison d'être, n'ont pas le
moindre rapport entre elles. Avec cela elles com-
parent avec tant d'assurance leurs sentiments
aux miens, que j'ai envie de me sauver. Mentir
est leur affaire, et mentir m'ennuie à mort. Mais
pour ne point mentir il faut du jugement. Toutes
leurs misères proviennent de la, ce sont des
mensonges vivants. » On rencontre un peu plus
loin les tentatives d*une jeune fille qui, après
l'avoir traitée de personne équivoque, tombe
chez elle un matin et tout effarée et en pleurs,
vient lui demander conseil à propos d'une cata-
strophe scabreuse sur laquelle Rahel devait être
fort empêchée d'avoir un avis. Elle en donna
un, néanmoins, sans sensiblerie comme sans
embarras, avec l'imperturbable courage, avec le
sang-froid simple d'une sœur de charité qui
panse une plaie imprimée par le vice.
Devant cette plante rare envahie par les ron-
ces, on se demande si nul n'aura le courage de
venir l'en arracher, si parmi tous ceux qui se
disent ses amis il ne s'en trouvera pas un assez
résolu pour étendre le bras sur elle, assez géné-
reux pour lui assurer un abri dans son cœur et
sous son toit. Sans doute, les vrais dévouements.
MADAME DE VAR}«HAGEN D*ENSE. 257
les grandes générosités sont rares et difficiles;
elles sont souvent châtiées par le repentir ; Topi*
niori ne les autorise guère ; le monde, qui ne
procède que par règles de conduite, n'a point de
règle de conduite tracée pour ceux qui s'élèvent
au-dessus de ses propres banalités. Rahel la pre*
mière ne se faisait point illusion sur les misères
attachées à sa condition de juive; elle connaissait
la tache ineffaçable de sa réputation compromise.
Pour ceux-là mêmes qui l'estimaient le mieux,
ell^ demeurait la petite Levin^ comme l'appelait
le prince Louis ; pour ceux-là mêmes qui l'ai-
maient le mieux, elle demeurait marquée du
signe qui semblait destiner toute sa vie au veu-
vage.
Contre toute prévision, cependant, un sen-
timent généreux devait venir condamner, cette
fois, les préceptes vulgaires du bon sens; un
noble effort allait triompher des banalités éta-
blies pour l'usage des existences banales. Cette
résolution intrépide, et qui devait rencontrer
mille obstacles, exigeait mieux, il est vrai,
qu'une âme usée aux frottements du monde par
la routine de l'habitude et du raisonnement; un
esprit juste et ferme, un cœur encore droit et
îhS MADAME DE VARNHAGEN D'ENSË.
jeune, un homme capable de méditations et d'en-
thousiasme pouvaient seuls apprécier la situa-
tion navrante de cette noble intelligence jetée
en proie aux indifférents et aux ennuyés. Ce
cœur droit, ce viril jugement, cette passion ré-
fléchie se rencontrèrent en M. de Yarnhagen^ alors
à peine âgé de vingt-trois ans.
Il revenait àfi Halle, où il venait de prendre le
diplôme de docteur en médecine. Néanmoins
cette profession, celle de son père et de son
grând-père, ne lui plaisait point; et déjà son
esprit fin, son jugement un peu dédaigneux,
s'essayaient dans les lettres et la critique qu'il
mania plus tard avec tant d'éclat. Sa première
rencontre avec Rahel, dont il avait souvent en-
tendu l'éloge, eut lieu dans une maison tierce,
où tous deux se trouvaient comme visiteurs.
Rahel avait au moins trente-six ans et j'ai dit
qu'elle n'était point belle. Vamhagen, en revan-
che, lui découvrit un attrait bien autrement
puissant, celui de la jeunesse morale, de la
grandeur simple, de la naïveté vraie, bref, de
l'inconnu. 11 songea, en la voyant, à ces mythes
charmants qui planent sur l'aurore des mondes,
et, sous une forme éternellement jeune, présen-
MÂDA.ME DE YARNHAGËN D'BNSE. 259
tent des énigmes que la sagesse humaine s'ef*
force en vain de pénétrer.
« Tout d'abord, dit-il, je dois dire qu'elle me
fit éprouver Je bonheur le plus rare, celui de
contempler pour la premi&re fois un être com-
plet. Complet par l'intelligence et le cœur, le
plus parfait mélange d'esprit et de naturel.
Mieux encore, j'aperçus des fibres de sensitive
toujours prêtes à vibrer au sentiment latent et
. profond de ces lois imposantes qui sont le mobile
des mondes, comme celui du dernier de ses habi-
tants. Partout de l'ensemble, de l'équilibre, des
vues aussi naïves qu'originales, frappantes par
leur grandeur comme par leur nouveauté, et sans
cesse d'accord avec ses moindres actions'. Tout
cela imprégné du sentiment de l'humanité la
plus pure, guidé par la conscience la plus active
du devoir, traversé par le plus noble oubli d'elle-
même devant des joies et des douleurs étrau-
• gères... Puis à côté de cette pénétration profonde,
de cette sagesse rare, des trésors infinis de can-
deur et de grâce, le signe caractéristique et im-
périeux des passions toutes puissantes à côté du
regard le plus attrayant, du sourire le plus irré-
«sistible*.. Ce portrait semble fait ]K)ur dérouter, »
260 MADAME DE VARiNHAGEN D*ËNSË.
ajoute Varnhagen; et en philosophé, en amou-
reux, en Allemand, il lui semble que ces traits
lui rappellent ceux du sphinx antique. Mais
bientôt tout doute se dissipepour lui à la clarté
d'une pensée magnifiquement humaine : « J'eus
d'abord la ferme et religieuse conviction que,
quoi quil en fût^ j'avais devant moi le type le plus
rare et le plus précieux d'une intelligence.* »
Dès le début de leur liaison, toute méprise, on
le voit, devenait impossible. Pareillement la dis-
proportion d'âge, presque choquante ailleurs,
devait être nulle entre ceux qu'unissaient des
liens aussi immuables et aussi forts. « Nous n'y
apercevions qu'un accident insignifiant,*nul sur
nos décisions, » dit M. de Varnhagen, rappelant,
bien après la mort de Rahel, qu'à soixante ans
celle-ci était encore à ses yeux ce que la vie lui
avait montré de plus charmant et de plus neuf.
Ici, involontairement, on se demande si l'at-
trait fut_; réciproque ; faut-il croire que Rahel,*
comme lui, entrevit tout de suite l'unique ami
possible, le seul dépositaire de sa confiance et
de son cœur? Ce qui est certain, c'est qu'elle
l'estima, qu'elle compta sur lui, qu'elle aima
l'âme loyale, le cœur ferme et sûr de l'homme k
MADAME DE YARNHAGEN D'ENSE. 'i61
qui huit ans plus tard, et du fond de sa détresse,
elle pouvait écrire : « Va, je n'ai pas peur, je
t'attends, je sais que tu ne me laisseras pas. »
Us n'avaient pas été longtemps à reconnaître la
puissance de leur sentiment, à comprendre que
rien ne pourrait les désunir. Mais à vingt-deux
ans un homme n'a pas le droit de rester oisif,
inutile aux autres ; Rahel, la première, le poussait
à une séparation que leur raison et leur noblesse
d'âme jugeaient nécessaire. Il devait entrer dans
la vie, servir sa triste patrie blessée et foulée,
contribuer au grand effort commun vers la déli-
vrance, donner sa force, sa peine, son temps, et
peut-être aussi son sang.
C'était au fort de l'été, et Rahel, incommodée
par la chaleur et le bruit de la ville, avait loué
un petit appartement presque aux portes de Ber-
lin, à Charlottenbourg, ancienne demeure royale,
délaissée depuis que Frédéric avait bâti Sans-
Souci. C'est un endroit silencieux, un peu triste,
avec de grandes avenues royales et de larges
pelouses nues dont l'aspect monotone ne manque
pas de grandeur. Les maisons, un peu basses,
se dérobent à demi sous les tilleuls, on y trouve
des ombrages majestueux et anciens; derrière
262 MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE.
les grandes cours désertes se montrent de nobles
constructions ; les espaces vides des hautes ga*
leries qui servirent autrefois d'orangerie s'allon-
gent à travers la verdure transparente des arbres,
taillés en muraille. Je la connais, l'avenue qui
mène au château, cette tranquille Schloss-strasse
où Rahel demeurait; j'ai dû voir en passant le
banc de pierre, la petite place abritée par les til-
leuls où tous les soirs, assise à la porte de la
maisonnette, elle attendait Thomme que dans
son cœur elle appelait déjà son fiancé. Les espé*
rances, après trente ans, sont plus tenaces qu'à
vingt; le cœur, comme Tintelligence, a trouvé
sa voie, et les sentiments imprimés au plus pro-
fond de l^étre ne sauraient plus s'en détacher
san§ déchirement : c'était là, j'imagine, ce que
se disait Rahel aux heures pensives qui précé-
dèrent cellede la séparation, et dans ces belles
soirées tièdes, où, la main dans la main, ils son-
geaient ensemble aux joies paisibles de l'avenir.
Plus d'un doute, peut-être, venait planer sur des
projets encore aussi éloignés, plus d'une incer-
titude arrêtait, dans leur vol, des espérances
issues d'une affection aussi nouvelle. Varnhagen
admirait trop Rahel pour ne pas se trouver mé-
MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE. 265
diocre auprès d'elle; il pouvait craindre qu'un
meilleur et plus grand que lui ne parût; une
étreinte plus puissante pouvait faire glisser de
sa main la main de Rahel. Elle, de son côté,
devait songer à tant de hasards cruels, à ceux
qui menacent la vie, à ceux qui troublent les
affections; son cœur meurtri par une pensée
secrète devait se représenter les railleries du
monde, l'ascendant de l'opinion, et tout ce bruit
confus des raisonneurs vulgaires, qui, appuyés
sur une date, s'arrogent le droit de contrôler et
de condamner les sentiments les plus forts et
les plus vrais. Pensées vulgaires et sans pouvoir
sur les nobles esprits qu'ils ne faisaient que tra-
verser ! Tous deux sentirent bientôt que le véri-
table amour n'a rien à craindre des discours
mondains, des considérations positives, du pli
d'une ride ; un souffle de vent étranger ne sau-
rait détruire les affections fortement enracinées
dont le germe vivace repose abrité au plus pro-
fond du cœur.
364 MADAME DE VARJIHAGEN D'ENSE.
II
LE TALENT ET L'ÉCRIVAIN
I
Rahel n'a point écrit, du moins en vue de se
faire imprimer. Tout son bagage littéraire, ras-
semblé par les soins de son mari, consiste en
trois volumes de lettres écrites pendant une qua-
rantaine d'années et parmi les changements suc-
cessifs que Tétat de jeune fille, de personne indé-
pendante, enfin de femme mariée et d'ambassa-
drice apportèrent dans sa façon de vivre. Ces let-
tres adressées à son mari, à ses parents, souvent
à des amis, parfois à de simples connaissances,
sont, comme la plupart des lettres intimes, le
miroir du moment où elles furent tracées ; on y
trouve tout ensemble l'image d'une vie et This-
toire d'une âme; la réflexion s'y mêle au récit, les
dissertations font suite aux narrations ; on y re-
voit tous les traits distinctifs d'une époque à côté
des péripéties bourgeoises d'un intérieur.
MADAME DE YARJSHAGEIV D'EiNSE. 265
Madame de Sévigné, bien auparavant, a fait la
même chose; cependant, malgré la célébrité de
ses lettres, on se contente de les admirer sur la foi
de deux ou trois échantillons, et de leur accorder
une place d'honneur entre les rayons de sa bi-
bliothèque. Rien de plus simple à expliquer.
'L'esprit, chez madame de Sévigné, ne recouvre
. pas toujours la pauvreté du fond ; les détails de
potau-feu trop répétés fatiguent; on se lasse des
confidences de la mère de famille qui veut ma-
rier son fils, pousser son gendre. Au fond de tous
ces récits comme de tous ces détails on retrouve
toujours la Parisienne positive, femme d'entente
et de tact dans les questions du monde, de bon
conseil dans celles d*intérieur ; d'ailleurs spiri-
tuelle et sensée, mais avant tout Parisienne, c'est-
à-dire sèche, un peu commère, ne sentant guère
que ce qui la regarde eu particulier, n'apercevant
; que ce qui Tentoure et la touche. De tels carac-
tères, contenus, comme chez madame de Sévi-
gné, dans les limites des convenances et du bon
goût, peuvent être agréables, rarement sym-
. pathiques ; il faut savoir sortir de soi, pour at-
tirer sur soi l'intérêt, ne pas faire du sien l'uni-
que pivot de ses eflbrts et de ses recherches. Là
23
266 MADAME DE VARiVUAGEN D^ENSE.
OÙ le culte des grandes idées domine, les ambi-
tions privées s'effacent; le noble pâtre, habitué
aux vastes horizons d'un paysage grec, dédaigne*
rait l'étroite bicoque où gisent nos opulences
modernes, si étriquées et si mesquines. Rahel,
en ceci, est tout à fait Allemande, c'est-à-dire dé-
sintéressée et généreuse. A ses yeux, l'homme
pris en particuli^peutse comparer à ces pépins,
qui, réunis, forment Tensemble d'une pomme
de grenade, « une parcelle d'un grand tout )>, et
elle ne l'estime qu'autant qu'il sait comprendre
sa situation, c'est-à-dire ne pas séparer son bien
du bien général. Mais pour y parvenir, il faut
une intelligence ouverte à tous les enseigne-
ments, une âme sympathique à tous les grands
intérêts.
La grande occupation de la vie pour de telles
gens, c'est naturellement d'apprendre et de s'ins-
truire. « Que faire, en ce monde, sinon chercher
à en savoir le plus possible ! Pour Dieu, ne né-
gligez jamais de questionner et de regarder, »
écrit-elle à l'un de ses amis en voyage. Jugez si
elle sait mettre la recommandation à profit, si
elle-même questionne et regarde de tout son
pouvoir. La voici à vingt ans chez un gentilhomme
MADAME DE YARNHAGEN D'ENSB. 267
ie province, entourée de personnages ridicules,
qui tiennent « des discours impossibles, dans
une maison où les repas ressemblent à un fes-
tin de noces » et durent trois heures. Par bon-
heur le maître du logis, ancien conseiller de
guerre, « est un homme instruit, fort versé en
matières d'agriculture, de loi, d'économie poli-
tique, et qui connaît à fond la constitution du
pays, sur laquelle Rahel a toujours désiré se
renseigner. » Quand on parle à qui sait écouter,
les réponses ne coûtent guère j vous entendez
d'ici l'accent chaleureux et décidé du brave ba-
ron; vous voyez Fair rude et en même temps pa«
temel dont il s'y prend pour lui tout expliquer,
a J'ai le talent, vous le savez, de tirer le meil-
leur parti possible de toute situation, >) écrit-elle
le même soir à ses parents à propos de la scène
précédente.
Cette phrase revient souvent; c^est que les^ pe-
tits événements sont les plus instructifs. On s'en
aperçoit à la multitude d'idées et de faits répan*
dus dans cette correspondance. Les pensées, les '
aperçus y fourmillent: on voit s'ouvrir devant
soi comme un vaste réseau à cent ramifications
où les événements les plus vulgaires de la vie
268 MADAME DE VARNHA6EN D'ENSE.
quotidienne s'embranchent et se croisent avec
les plus hautes questions d'art, de science, de
religion, de politique, de morale. Dans un pareil
esprit, le moindre fait engendre une réflexion, un
enseignement jaillit de Taventure en apparence la
plus insignifiante ou la plus légère. Ici prenons
garde de nous méprendre , Rahel . va dire une
chose étrange, scandaleuse en apparence, énorme
même ; mais dans un esprit pareil sous le para-
doxe on découvre vite la fantaisie, Tironie, le
plaisir de suivre pour un instant une idée sin-
gulière, d'aller jusqu'au bout de la logique,
peut-être Fenvie de railler gravement par une
caricature bien construite le vice fondamental
de notre société et les inconséquences choquantes
de notre éducation. Rahel professeur de men-
songe I Elle qui toute sa vie, en toute situation,
a brillé et triomphé par le naturel, la sincérité
parfaite! En vérité, cela est impossible. Elle joue ;
ne tombons pas dans le ridicule de prendre son
amusement au sérieux et de lui faire les gros yeux.
Voici cette scène de famille : la petite sœur, les
plus jeunes frères comparaissent devant le tribu-
nal maternel, accusés d'avoir écrit leurs noms sur
les murs de l'escalier. «( Ce n'est pas moi, ni moi,
MADAME DE YARNHAGEN D^EiNSE. 209
répondirent Rosette et Louis en riant et sans enï-
barras. Maurice seul nia sérieusement, préten-
dant qu'il n'avait pas de crayon; il opposait celte
réponse aux interrogatoires les plus pressés et les
plus habiles, a Je n'ai pas de crayon, » il ne sortait
pas de là; et pourtant sa rougeur témoignait contre
lui. Enfin, à force de le pousser, on lui arrache
une aorte de demi-aveu. Cela ne suffisait pas, on
vouloit l'aveu tout entier. Cette espèce de torture
me choquait, et puis je me sentais en quelque
sorte indignée de voir l'enfant confondu et trou-
blé sous une aussi mesquine accusation. Je
m'efforçai de tourner la chose en ridicule, de
métamorphoser l'interrogatoire en une sorte
d'exercice à mentir. « Franchement, dis-je en
riant, il ne saurait avouer à présent, c'est déjà
bien beau d'avoir nié. » Mais ma mère, prenant
la chose au sérieux, fit semblant de ne pas en-
tendre et lui administra la morale suivante : «On
ne nie point, on dit : c'était moi, j'ignorais que
ce fût défendu, à présent je le sais, et je promets
de ne point recommencer. » Mon inculpé, qui pa-
raissait ne point sentir la gravité du fait, répli-
qua avec une bonne foi touchante qu'il avait
d'abord voulu essayer de voir si cela Dépasserait
23.
270 MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE.
point ainsi. Ce petit incident m'a donné à réflé-
chir. Je me suis demandé pourquoi Ton défen-
dait si expressément aux enfants lusage du
mensonge quand le moment se prépare où savoir
le manier devient nécessaire, même indispen-
sable. Le commerce du monde n'a rien de com-
mun avec cette providence positive qui tient mar-
ché de récompenses comme de punition^, et l'on
a beau se récrier, il ^ faut savoir mentir... Le
mensonge agit plus qu'on ne l'imagine sur l'opi^
nion, et par l'opinion sur les sentiments ; une
étude solide et raisonnée de cet art pourrait ame-
ner des résultats vraiment incalculables et gran-
dioses, si Ion voulait s'y adonner avec soin. Je
dirai plus : dans la main d'hommes distingués,
profonds, convaincus, et qui le pratiqueraient en
maîtres, il deviendrait une science contre laquelle
la vérité elle-même viendrait échouer. On la ter-
rait se réfugier toute penaude au plus profond du
cœur. Mais nos menteurs actuels sont de pauvres
menteurs, qui mentent sans foi ni amour... rieo
de méprisable comme le mensonge inutile et ma-
ladroit. C'est pourquoi, loin de le proscrire comme
on fait, m'est avis que Ton devrait en faire une
branche de l'éducation, montrer aux enfants que
MADAME DE VARNHÂGëN D'ENSë. 271
c'est rilde besogne qui. gâte les mains, et dont
par là même il ne faut point abuser... »
Morale un peu hardie; c'est, si \ous. voulez,
celle d'un politique ou celle d'un artiste; vous
reconnaissez le tour paradoxal de l'esprit mo-
derne, l'accent désabusé de celle qui a observé
et vécu, une ironie mesurée et calme, qui pro-
cède avec ordre et avec logique, un peu à la fa-
çon de Swift et de Heine, et dédaigne avant tout
le cliquetis vide des grands mots, le retentisse-
ment creux des lieux communs.
J'ai nommé Heine, ei en efïét il y avait plus
d'un degré de parenté entre lui et Rahel : mêmes
éclats passionnés d'amertume sceptique, même
rudesse énergique, même verve intarissable
et parfois excessive pour insulter et mépriser.
Elle avait beaucoup souffert, beaucoup perdu,
tant souffert et tant perdu que le passé souvent
ne lui semblait plus qu'un songe : et là-dessus
elle disait avec l'étrange ironie de Heine : « H est
des instants où l'on s'aperçoit presque de ce
qu'on a perdu. » Le poète du livre des Chants
lui-même n'a pas exprimé plus finement la tris-
tesse amère du néant dans lequel s'engloutissait
nos afTections. Il n'a pas trouvé des termes de
272 MADAME DE YARNHAGEN D'ENSE.
dé4ain plus rudeîs pour flétrir l'ignominie du
pamphlétaire salarié qui rédige des injures à tant
la ligne. « Est-ce assez vil, assez crapuleux? Le
cœur vous manque ; on dirait qu'à force de dé-
goût il va se dissoudre dans du fiel. Je me de-
mandé dans quel accès de rage impuissante un
homme a pu vomir autant de bile, tenir sa plume
entre ses doigts sans la laisser choir. Un tas de
boue immonde, voilà tout ce qui aurait dû rester
de cet épileptique, après semblable ordure. » De
même une autre fois, à propos de Napoléon, son
accent sardonique rappelle l'historien passionné
du tambour Legrand. Quelques journaux ayant
annoncé la nouvelle prématurée de la défaite de
l'Empereur, défaite à laquelle Rahel ne croyait
pas, elle se met à rire : « Très-bien ; n'est-ce pas
que les troupes prussiennes, en attendant, se
soûlent déjà en manière de réjouissance ? »
Par bonheur la ressemblance ne s'arrête pas
là. Sous ces violences et sous ces fougues, on
sent, comme chez Heine, « battre le cœur rouge d
de la créature indomptée et primitive ; la puis-
sance de la sensation anoblit la crudité des ter-
mes ; involontairement Ion songe à ces sombres
fleurs d'Asie qui se dressent parmi les buissons
MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE. 275
d*aloès, et qui épanouissent leur pourpre à la
pointe d'un faisceau de poignards.
La grande passion et la grande poésie sotit
sœurs. Il y a telle page où la magnificence du
sentiment biblique éclate dans toute sa force, où
la chaude imagination du Levant, envahissant le
récit, se déploie et s'étale avec l'ardente splen-
deur d'un horizon enflammé. « Je me trouvais
dans je ne sais quel lieu inconnu avec plusieurs
amis. Mais la figure de mon frère est la seule
dont je me souvienne. Tout à coup survint un
ouragan^ une grande tempête mêlée de tonnerre
et d'éclairs... puis une rougeur d'abord pâle,
puis de plus en plus vive, parut à l'horizon, dont
elle gagna bientôt la surface. Sous ces rayonne-
ments écartâtes dont l'ardeur toujours croissante
troublait le regard, les objets se dissolvaient;
mes amis, tout proches de moi, disparaissaient
dans les feux chargés de vapeurs de ce couchant
splendide... Tout à coup le sol vacille sous moi,
l'espace entier s'empourpre. « Est-ce la fin du
monde, ou simplement la mort, m'écriai-je ? Je
veux voir comment elle vient, faire attention à ce
que mon âme va devenir. Robert, viens, venez
tous, restons ensemble, mourons réunis. » Et je
274 MADAME DE VARNHAG8N D'ENSE.
tends les bras vers lui, en vain, ne songeant plus
qu'à mon âme, égarée Je ne sais où-.. Et la terre
4e nouveau s'ébranle, et moi je jette un grand
cri à ridée de mon âme perdue dans l'infini... »
Un simple rêve, je le veux bien, mais quel
rêve! Celui de l'Arabe étourdi par les reflets
d'une mer de sable, chancelant sous le tour-
billon qui assombrit les cieux rouges, aussi grand
dans sa résignation que le désert où il va dispa-
raître. Cependant ce ne sont là que des accès et
comme des fougues de cervelle ; il ne faudrait
pas la prendre pour une inspirée. Tout à Theure,
au réveil, vous retrouverez Tartiste, une artiste
épris de toutes les images enchanteresses ou
sereines qui peuvent représenter le bonheur.
Rahel a le plus vif sentiment de la vraie beauté,
et pour se faire l'image complète de son esprit,
il faut la comparer à Goethe après l'avoir com-
parée à Heine, bien entendu sans avoir la pré*
tention ridicule de la mettre à leur niveau. Quoi-
que bi(^raphe et commentateur, j'avoue ses
faibles; elle a des hauts, mais aussi des bas;
elle n'est pas toujours maîtresse de ses nerfs,
elle crie ; souvent la. clarté lui manque, les im-
pressions multipliées, entrecroisées, le pêle-mêle
MADAME DE YARNUAGEiN D'ENSE. 275
ides sensations vagues qui ondoient chez toute
femme recouvre et noie ses idées : beaucoup de
ses lettres sont un fouillis. J'ose dire pourtant
qu'elle est de la grande famille ; et, j'insiste sur
ce point, si elle a parfois les fougues, les éclats
d'imagination, les singularités de Heine, d'autres
fois et plus souvent par le culte de la beauté
calme, par l'admiration de l'antiquité sereine,
par la recherche de la forme sculpturale, elle
ressemble à Gœthe. On dirait une familière des
dieut, tant elle les nomme naturellement. Devant
ses yeux se découvre à tout moment un coin de
rOlymp'e ; d'un mot elle dépeint le groupe qu'il
renfennait, l'imagé qu'elle y a entrevue; c'est
ainsi que sous le ciseau d'un sculpteur deux en-
fants qui entremêlent leurs boucles soyeuses de-
viennrat un couple d'amours, qu'une pension-
naire égarée à la poursuite d'un papillon se
transforme en Psyché. Rabel, comme un sculp*
leur ou un poète, verra « une bonne mytholo-
gique » dans telle jeune femme accroupie de-
vant un bel enfant ; une jeune fille emplissant le
verre de son fiancé lui rappellera la déesse aux
joues roses qui remplit la coupe des immortels.
A fréquenter les anciens, on redevient soi-même
276 MADAME DE VAR^HAGEN D^?}SE.
un ancien. Il y a tel passage où Rahel s'exprime
comme un Athénien du temps de Périclès. « Sa-
luez tous les beaux êtres, » dit-elle à la fin d'une
lettre qu'un disdple de Platon pourrait signer. Une
autre fois elle nous ramone en plein théâtre grec,
dans le cercle fatal dont Tantique destinée enser-
rai t ses grandes victimes . c< Voici le chœur qui corn*
plète la tragédie, » dit-elle à la nouvelle de deux
malheurs s'appesantissantsurelle, coup sur coup.
Le laid et le mesquin, avant tout le vulgaire,
voilà avec quoi un pareil esprit ne saurait se ré-
concilier. Toute jeune encore, de passage à
Breslau, ville à demi polonaise et fort catholi-
que, on la mène visiter un couvent de nonnes.
Les religieuses, personnes de bonne famille, l'ac-
cueillent poliment et l'engagent à revenir. Toute
autre se sentirait flattée, peut-être touchée. Rahel,
en simple artiste, disciple de Gœthe, n'y voit
qu'un prétexte pour entendre de la belle musi-
que et assister à un office pompeux. « Volontiers
j*y retournerais, ne fût-ce que poiir assistera leur
culte, une musique perpétuelle. Tout y est beau
et riant ; ce ne sont qu'ornements, belles pein-
tures, nuages d'encens odorant. A présent je
brûle doublement de visiter l'Italie, l'insou-
MADAME DE YARNHA6ËN D ËNSB. 277
ciante, la radieuse, la catholique Italie. Cepen*
dant, à part leur culte, je frémis en songeant
comment ces religieuses vivent. Mauvais lits^
mauvais sièges, froides cellules ouvrant sur un
corridor sombre. Elles sont de Tordre de Sainte-
Elisabeth et soignent les malades. La règle leur
permet de recevoir des hommes, mais en revan-
che elle les réduit au strict nécessaire en fait de
meubles, de nourriture, de vêtements. Point de
domestiques pour les servir : elles remplissent
elles-mêmes les diverses fonctions de jardinier,
de cuisinier, de boulanger. Avec cela elles tàtent
le pouls aux malades, préparent les médicaments.
Leurs mains, sans exception, m'ont paru d'une
grossièreté surprenante, et leurs pas masculins
rappellent le passage d'une patrouille. »
II
Par d'autres traits encore, elle est de la famille
de Gœlhe ; comme lui elle oublie habituellement / ^ ^
le mérite moral pour songer à la vérité philosophi-
que ou à la beauté sensible. Évidemment, quand
elle retraçait le tableau qu'on vient de voir, elle ne
songeait point aux larmes secrètes de ces filles sa-
^U MADAME DE VARI^HAGEN D'ENSE.
crifiée$,elle n'apercevait point la noblesse desger*-
çures de ces pauvres mains déformées qui servent
les pauvres. De même cet autre jour quand elle
va au sermon : le texte lui échappe, à peine si elle
a écouté le prédicateur ; en revanche, elle a re*
gardé le bâillement des assistants, Tonctueuse
grimace du ministre, les gestes honteux ou fur-
tifs des fidèles qui se fouillent pour retrouver le
sou destiné à grossir la recette du pauvre. 11 ne
faut point s'en étonner : une imagination d*ar^
tiste voit tout en beau ou tout en laid ; on dirait
Tun de ces miroirs grossissants où les objets
s'exagèrent, ou les défauts et les mérites appa-
raissent avec un relief plus fort. Cette disposition
s^allie naturellement avec le talent de critique :
Rahel est un véritdble observateur, prompte à sai-
sir le trait saillant qui marque un personnage, le
ridicule qu'il faut souligner. Pour qui a le regard
aussi suret la main aussi ferme, ajuster et attein-
dre ne font qu'un. Rahel, en deux lignes, vous
montrera un provincial embarrassé et naïf qui
voudrait faire l'agréable, par exemple a le petit
Inqtnet^ » un véritable Allemand effaré et godi-
che, qui, s'il vous rencontre, <x tombe des nues,
ne saurait en croire ses yeux, marche sur votre
MADAME DE YARNHAGEN D'ENSE. 279
robe, se confond en politesses, s'entortille dans
un réseau de belles phrases dont il ne sait plus
comment sortir. » En regard de ce fils de la can-
dide Allemagne, voici le Français vantard et ba^
vard, r<Msif importun qui voyage pour tuer le
temps, fléau imposé par lettre de recommanda*
tion, qui vous harcèle chez vous, vous poursuit
à Bade, aux bords du Rhin, gâte vos promenades,
trouble vos méditations, vient se mettre en tiers
dans vos conversations. <i Nous marchions en si-
lence,admirantunefortbelleétoile,tandisquelui,
le Français, nous suivait en sautillant et ne cessait
de répéter de sa voix de crécelle : « Prodigieux,
prodigieux ! je n'en ai jamais vu de cette taille. »
Elle excelle dans les portraits sérieux aussi'
bien que dans les comiques, et toujours par cette
vivacité passionnée qui lui fait sentir âprement
et nerveusement les traits saillants d'un person-
nage, surtout ceux qui le peignent au moral.
Dans ces sortes de têtes il se fait le même travail
que dans celle d'un sculpteur, qui, voyant le
masque d'un passant dans la rue, le transforme
involontairement en un médaillon plus expressif
que le visage réel. Je détache celui d'une femme
menteuse : « Personne ne s'est jamais donné
2«0 MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE.
autant de peine pour s'éclairer sur soi-même
que la G... n'en emploie pour s'embrouiller sur
ce qu'elle est, et paraître ce qu'elle n'est point.
Elle n*a pas l'ombre d'une conscience, bien que,
par moment, il lui arrive de s'en faire une à
propos d'une peccadille. Et ce repentir, loin de
toucher, dégoûte, par cela même qu'il est trop
fréquent. Elle s'en pare comme d'une robe de
chambre coquette, afin de vous faire croire
qu'elle s'y sent à l'aise, et qu'elle est contente
d'être rendue à son état primitif d'innocence.
Impossible de rencontrer un esprit plus rebelle
à la persuasion, au vrai. De l'intelligence, de la
ruse, de l'esprit même, quoique du plus bas;
* mais tout cela sans un atome de raison. De là
vient que la musique et tous les autres arts sont
de l'hébreu pour elle. De même le champ entier de
la création. Son esprit, fermé aux vues d'ensem-
ble, ne saisit point la véritable nature des choses
et leurs rapports mutuels. C'est en partie l'inca-
pacité, en partie la vanité et l'égoïsme qui l'em-
pêchent d'y voir clair. Quoi qu'il en soit, l'on ren-
contrerait difficilement un esprit plus naturelle-
ment menteur, et menteur déplus mauvaise foi. »
Le morceau suivant, sur quatre personnes
MADAME DE VARNHAGEN D^ENSE. 281
vaines^ me paraît encore supérieur : « Les qua-
tre personnes les plus vaines que j'aie jamais
rencontrées sont assurément madame d'A..., le
docteur B..., le major C... et le comte D... Mais
madame d'A... et le docteur B... sont les modèles
du genre. Voici tantôt trente ans qu'ils se com-
plaisent à se faire mutuellement la cour, par
intérêt, bien entendu, et, sous prétexte d'estime,
échangeant des visites qui se passent en flatteries
réciproques. Rien de plus comique que ces en-
trevues. On dirait qu'ils vont se fondre en dou-
ceurs et en fadeurs. Ils se répètent sans cesse,
imaginant sur leur propre compte des romans
dont pas un mot n'est vrai, ne se refusant aucun
don, s'octroyant généreusement Tun à l'autre
les qualités les plus rares, en un mot, se rendant
heureux à peu de frais et sans façon. Si quelque
audacieux de leur monde se permet de les juger
à sa manière, ils n'en témoignent qu'une colère
feinte, et cela parce qu'au fond le jugement d'au-
trui ne saurait les atteindre. Mais une semblable
témérité, à leurs yeux, n'en est pas moins un
renversement de l'ordre, et, comme tel, digne
du châtiment le plus sévère. Le monde en lui-
même, il faut le dire, ne les intéresse que par
24.
28^ MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE.
les hommages, les attentions, les égards de poli-
tesse ou de respect qu'ils se croient dus par le
reste des humains. Ils sont, sans contredit, les
deux fous les plus amusants de la terre, et d'ati-
tant plus remarquables qu'avec tant de travers
ils ne sont pas vulgaires, comme la plupart
des vaniteux ; même, si le mot pouvait s'em-
ployer, je dirais que madame d'A... montre
quelques dispositions qui, jusqu'à un certain
point, sembleraient indiquer une belle âme, dis-
positions, il est vrai, noyées dans une tendresse
absolument intolérable pour son moi, et d'au-
tant plus intolérable qu'elle se manifeste en éta-
lage d'airs langoureux, et non pas franchement. . .
Quant au docteur B..., il ne manque pas certes
de dispositions à l'esprit ni même à l'intelli-
gence, mais son vice est de pousser l'amour du
bien-être jusqu'à la cruauté. pour autrui; joi-
gnez à cela des prétentions telles, que le plus
grand ténor du monde lui-même deviendrait in-
supportable s'il s'avisait d'en élever de sembla-
bles à propos de son talent. Dans toute l'huma-
nité il n'aperçoit que lui-même, édifié sur un
trône de médicaments, et le reste des mortels
prosterné dans la poussière autour de ce trône.
MADAME M YARNHAGEN D ËNSE. 285
Rencontre bizarre : mes deux originaux sont
nés dans la même ville littéraire d'Allemagne,
dans les mêmes conditions de fortune, sont du
même monde, ont vu les mêmes pays ; tous deux
enfin sont du même âge, oiit les mêmes goûts,
et se méprisent cordialement. »
La chute est presque du Labruyère ; mais le
ton général rappelle Saint-Simon. Évidemment
Rahel était vindicative en écrivant ceci. Ma.is on
n'est pas impunément un sot devant des gens
d'esprit, et les femmes comme Rahel ont bien le,
droit de venger leurs bâillements.
. L'on souhaiterait même la vengeance plus
complète, et par exemple on aimerait à voir un
peu plus au physique la personne qu'elle décrit,
sa façon de saluer, jMmagine, et le mouvement
de tête langoureux dont elle doit accompagner
ses récits. Rahel, fidèle à la méthode allemande,
reste un peu trop dans le vague, et donne plutôt
le résumé de ses impressions que celui de ses
observations. Ainsi, quand parlant de son jeune
ami Marwitz, elle dit : « Le résumé de toutes mes
études sur lui, c'est toujours un sourire, » on lit
un mot qui peut paraître vrai aux amis du dé-
funt, mais qui n'apprend rien aux autres per-
284 MADAME DE VAR^iHAGEN D'ENSE.
sonnes. Rahel, au surplus, connaissait son (M'-
faut; elle dit que : «^Tandis que les Allemands
[ se devinent entre eux sur la moindre indication,
un Français a besoin de traduire sa pensée en
termes précis pour s'entendre lui-même comme
pour se faire entendre d'autruî. » Le mot ne
manque pas de vérité, malgré son tour un peu
pesant ; cependant Ton pourrait répliquer avec
Condillac que « l'art de raisonner se réduit à une
langue bien faite, et que pour bien parler, il
suffit de penser clairement. » Cela ne sufflt point,
néanmoins, pour parler avec éloquence. Seuls,
les grands mouvements de Fâme communiquent
ce don, Ton n'émeut qu'à condition d'être soi-
même touché et ému. Rahel l'était le jour où,
apprenant le divorce de Napoléon, elle écrivit
cette page grandiose en l'honneur d'une infor-
tune grandiose : « Joséphine forcée de redes-
cendre du trône I Cela achève la grandeur de sa
destinée, à mes yeux. Voir ses enfants, ceux
d'une union ordinaire, élevés au rang suprême ;
se voir soi-même, comme en rêve, sacrer la pre-
mière d'entre les femmes couronnées, et cou-
verte de la plus puissante des protections... Con-
templer bien au-dessous de soi, courbé à ses
MADAME DE YARNHAGE.N D^ENSE. 9^5
pieds, tout un olympe d'adulateurs, brillants
courtisans, altières filles de rois que Ton tient à
distance par un regard, que l'on remet en faveur
par un sourire... Puis soudain, sentir s'ébranler
les marches du trône... Illusion! il demeure
ferme sous les pieds de César, qui demeure
César. Sa fille à elle, Hortense, ne descend point,
le peuple, comme la cour, continue de la saluer
reine. Seule, l'impératrice déchue, la femme
répudiée, sort chancelante de son appartement,
descend lentement les dernières marches du pa-
lais qu'elle ne doit plus revoir. Mais son siège de
pourpre ne restera pas longtemps vide, et bientôt,
de son portique désert, elle pourra entendre la
formidable voix du canon qui proclame la nais-
sance du fils de César. Moment terrible ! la voilà
qui se iève, sans larmes et le regard fixe, une
Niobé de marbre, attentive au bruit de la foudre
qui va briser le diadème de ses enfants... »
Cette « Niobé de marbre » me semble de la
même famille que l'iphigénie de Goethe. Comme
ses fatidiques sœurs, elle est de race antique et
mérite une place à leurs côtés à l'entrée de cette
grande école moderne de philosophie dont le
péristyle athénien fut l'œuvre de Goethe.
^86 MADAME DE VARNHAGEN D*RNSE.
m
LES OPINIONS
€( Mon trait particulier, c'est de pouvoir sortir
de moi-même pour comprendre tout entier mon
semblable. Je puis comme me dédoubler pour
emprunter son âme, vivre tout à la fois de ma
vie et de la sienne sans m'égarer. Moi, Rabel la
juive, je suis aussi unique que la plus grmtdiose
d'entre ]es apparitions humaines. Le plus grand
d'entre les artistes, les poètes, les philosophes,
n'est pas mon supérieur. Nous sommes de la
même substance, du même sang, et celui qui
voudrait m'en exclure, s'en exclurait lui-même.
Je n'en conviendrais pas si en apparence j'étais
autre chose qu'une ruine. Pourtant rien n'est
plus vrai. Seulement, nos missions diffèrent.
La part qui m'a été assignée dans mon siècle,
c'est de représenter un type, le type de la vie. On
MADAME DE \AR]NHAG£^ D'EISSË. '287
" ne saurait imaginer Téternel épanouissement de
la mienne ; la douleur elle-même y participe. Évi-
demment, on ne se laisse mourir que par inad-
vertance. 11 est une manière, j'en suis convaincue,
de l'éviter... Comprendre la vie, mesurer reten-
due de nos forces, définir la grandeur de nos
aspirations, voilà l'elixir d'immortalité que nous
donne l'immortelle sagesse. »
Ces paroles semblent bien orgueilleuses ; elles
ne le sont pas cependant, car elles ne font qu'at-
tester l'indépendance légitime qui appartient à
tout esprit original. Tout esprit et toute àme
qui sent et pense par lui-même, sans emprunt
ni imitation, mérite d'être respecté à l'égal des
plus grands, sinon d'être admiré à Tégal des
plus grands. Il est une source : petite ou grande,
1 il n'importe; les flots ne sont qu'à lui et ne dé*
rivent pas d'un autre. 11 a sa manière propre de
.refléter les choses, le ciel infini aussi bien que la
pointe d'un brin d'herbe; et tes eaux qui, pour l'a-
limenter, arrivent jusqu'à lui à travers les entrail-
les de la terre, lui arrivent avec une teinte et une
saveur qu'on ne retrouve point ailleurs. Il coule
par sa propre force, et c'est par un élan naturel
qu'il se développe lui-même et arrose autrui.
288 MADAME DE YARiNHAGEN D ËNSE.
Aucune femme, avant elle et après elle peut-
être, n'a jamais manifesté le besoin d'agir et
de penser avec plus d ardeur, mis plus de sé-
rieux, et aussi moins de pédanterie dans les re-
cherches qu'elle jugeait indispensables à la sagesse
et au bonheur. Au contraire de la plupart des
femmes et même des hommes, Rahel n'y trouve
aucune satisfaction intéressée, elle n'y cherche
point un prétexte pour montrer la profondeur de
son esprit, ou pour se faire Tavocat d'un parti.
Mérite rare, ce me semble, et qui à lui seul suf-
firait pour appeler l'attention sur ses jugements.
Son tort, certes, est de n'avoir pas su les écrire,
de déguiser soùs de longues périodes diffuses
des aperçus souvent profonds, de mettre des
rêves à la place des raisonnements : défaut tout
féminin, bien plus, tout allemand, et qu'elle
possède en commun avec maint grand penseur
de son pays. Mais ses idées n'en sont pas moins
élevées, généreuses, quelquefois même frap-
pantes. D*ailleurs la bonne foi, quoique suscep-
tible d'erreurs, mène au vrai, tout au moins elle
aide à en trouver le chemin. Montaigne l'a prouvé,
et l'on s'en convaincra mieux encore en parcou-
rant les écrits de Rahcl.
MADAME D£ yARNHA6E> D^ENSE. 289
I
Rahel,on le sait, naquit juive, et à une époque
où Ton se servait de Dieu pour appuyer des thèses
politiques, ou pour étaler des tirades sentimen-
tales, où l'on prouvait la divinité par un lever
de soleil ou par une leçon de morale. Si cela
n'apprenait pas grand'chose, en revanche cela né
nuisait pas beaucoup, et l'esprit religieux ne
pouvait guère s'égarer parmi ces pastorales où
les hommes politiques se reposaient des affaires
en jouant aux jeux innocents. « Je suis née au
milieu d'une forêt humaine où personne jamais
ne songea à rien m'apprendre. Mais le ciel qui
me prit en pitié m'a préservée de l'impureté et
du mensonge. De cette façon, néanmoins, je ne
puis rien apprendre, surtout en fait de religion.
Aussi, j'en attends une d'en haut, un nom pour
la mienne, du moins, ou bien une révélation
pour m'éclairer. » Évidemment, ce ii'^st pas du
haut de la chaire qu'elle devait l'attendre. Les
Marseillaises sacrées avaient fait leur temps; les
vieux plaidoyers en faveur de la vertu ne trou-
vaient plus d'auditeurs ; une philosophie vague
25
390 MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE.
remplaçait les théories sentimentales, et les
fidèles mystifiés crurent un moment retrouver
/ ' '\!^^^/f un Dieu au fond des nuages où le leur mon-
/ trait Schleiermacher. Rahel, moins prompte à
"^^^ '"^ s'exalter, ne vit dans sa théorie qu'une théorie,
la théorie de Schleiermacher, un théologien greffé
sur un philosophe, et le précurseur futur de
la grande Ecole d'où sortit Hegel. D'ailleurs,
elle pensait que la foi ne doit jamais sUmposer,
même par persuasion; elle y voyait « un acte
d'union intime entre l'bomme en Dieu, trop im-
portant et trop intime pour qu'un tiers eût le droit
de s'y interposer. » De semblables convictions ne
disposent guère à la soumission envers des dog*
mes déterminés, ni à la déférence envers les
gens qui les enseignent. Pourtant l'idée d'une
religion « positive » ne lui répugnait point ; elle
y voyait une phase du développement humain,
el comme telle une semblable religion lui parais-
sait nécessaire, même utile. Mais il lui semblait
nuisible de prolonger, au delà de leur durée, des
: formes empruntées aux exigences d'une époque
et d'une race* La superstition et la routine, selon
elle, en sont inévitablement les effets ; et « quoi
de plus dégradant que cette servilité niaise où
MADAME DE YARNHAGEN D'ENSE. 39t
nous plonge Phabitude? Quoi de plus absurde que
cette obstination stupide qui, repoussant tout
bon sens, méprise la réflexion et nous pousse
de force vers des cérémonies dont le sens nous
échappe, ou nous oblige à accepter des usages
vieillis et en contradiction ouverte avec nos
mœurs, nos besoins, notre façon de penser ac-
tuelle? » Cependant il est quelque chose d'encore
plus révoltant, « les inventions nouvelles en ma-
tière de foi, les interprétations arbitraires de
l'Evangile, et ces assemblées où, du haut de la
chaire transformée en tribune, un prédicateur
en renom se croit le droit d'imposer ses doc-
trines, de donner une religion de fantaisie aux
fidèles venus là comme au théâtre pour applaudir
et pour critiquer. » Noble emploi pour la reli-
gion ! c( Il n'est de vrai que la prière, Thumble et
ardente prière, ce recueillement, cette concen-
tration de soi-même dans une autre volonté, ce
besoin intime d'agir, penser, sentir selon des
vues d'ensemble simplifiées à l'usage d'un cha-
cun, cet ardent désir de se quitter soi-même,
c'est-à-dire l'incomplet, pour se réfugier dans le
centre, pour se réunir à l'essence. » Prier, voilà
donc la plus grande consolation, Taide infaillible
292 MADAME DE VARNHAGEX D^ENSE.
offert à la faiblesse humaine. Mais combien peu
savent prier, et par là obtenir les secours de cette
redoutable puissance sourde aux cris de tous
ceux qui l'invoquent mal !» « Si seulement on
pouvait trouver la bonne manière de l'appeler,
de la supplier, au plus fort de la maladie comme
dans les accès du plus poignant désespoir, l'aide
tout de suite arriverait. Mais chercher à l'envi-
sager comme on le peut et le doit, à s'imprégner
de Dieu complètement et entièrement ne réussit
pas toujours, souvent on manque de forces pour
vouloir et pouvoir. » Cette foi la rendait heureuse,
et dans les moments de souffrance elle s'y repo-
sait comme sur un oreiller doux où il fait bon
s'étendre. « Souvent, dit-elle, il m est arrivé
de rejeter loin de. moi tout souci, de tout re-
•
mettre aux mains de Dieu comme à celles d'un
père, d'un ami avec lequel je suis sur un
pied d'entière confiance. Je me dis qu'il com-
prend les choses mieux que moi, et se chargera
de tout arranger. Dans ces moments je m'appuie
sur lui, en quelque sorte, ou me laisse tomber
tout épuisée sur le bord de son manteau, pour y
sommeiller un peu. » Cette idée du iiianteau
provenait d'un rêve qu'elle avait fait étant enfant.
Madame de varnhagbn d^ense. 293
« Le bon Dieu, dit-elle, était tout près; il me
semblait le sentir en quelque sorte répandu
dans Tespace autour de moi, et le ciel était son
manteau. Moi j'étais libre de m'étendre à Tun
des coins et d'y sommeiller dans un repos béni.
Aux moments critiques de ma vie, ce rôve m'est
toujours revenu, même les yeux ouverts. Dieu
me permettait de m'étendre à ses pieds, et d'y
déposer tout souct en même 'temps que toute
fatigue. » Toute sa religion est dans ces mots.
Elle disait encore que « ceux-là seuls qui mar-
chent en ce monde comme dans un temple, y
trouvent un temple. » Comme l'Indou dans
Brahma, elle aimait à se perdre dans le rêve ma-
gnifique d un Dieu incorporé à la vie universelle,
à sentir son impuissance se dissiper et se fondre
dans Tétreinte toute-puissante de ce grand em-
brassement. Ce désir intense se réveillait chez
elle au moindre propos, tant il lui était naturel.
Un jour, venant de descendra au jardin, elle y vit
des gouttes de rosée trembler dans le calice des
violettes. Elle les .regarda, devint rêveuse, et
laissa tomber ces paroles : c< Gouttes de rosée,
gouttes de l'infini, comme moi-mémo de la con-
science infinie. Ahl que je souhaite aller la
25.
294 MADAME DE VAR>HAGËN D*ENSE.
rejoindre, que je tiens peu à occuper en ce
monde une place distincte, quand je puis re-
tourner au lieu même d'où émane toute vie, et
m'y absorber comme une goutte d'eau dans la
mer. ut Mais ce ne sont là que des sensations fu-
gitives, de ces aspirations passagères et vagues
telles que toute créature en éprou^ve aux moments
d'apaisement et de calme. D'ordinaire, Rahel est
plus passionnée; elle l'est tant, qu'elle l'est trop.
Il y a souvent tempête chez elle; et j'ai dit qu'il
y a eu beaucoup de malheurs dans sa vie ;
ses souvenirs, ses angoisses prolongées lui crient
parfois son abandon; dans l'épaisse nuit où son
vertige la plonge, elle erre inquiète et, d'une
voix suppliante, implore l'apparition majestueuse
dont elle poursuit la trace au milieu des ténèbres.
A force de l'appeler, elle croit l'entrevoir, et toute
en larmes, quoique joyeuse, elle invoque sa
puissance et implore son aide contre l'injustice
des hommes ou les pruautés du hasard. Ce se-
cours enfin arrive, et avec lui la force de savoir
se résigner. « Me voici donc attachée à ce lieu
par les liens de la maladie et de^la misère. Déci-
dément, c'est la volonté de Dieu. Mon histoire
même est ma plainte auprès de lui. Lui seul en-
MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE. 295
tend le cri de mes entrailles. Depuis hier, il m'a
accordé quelque calme. Je prie et sens mon âme
se purifier. Je m'efforce de lui apporter en sacri-
fice et mes souffrances, et mes haines, et mes
souhaits de vengeance, sentiment cher à mon
cœur, bien que je ne l'aie jamais pratiqué... »
Une personne pareille est bien près du christia-
nisme, quoiqu'on puisse discuter, et elle semble
se compter parmi ses adeptes lorsqu'elle dit que
« de son essence l'âme humaine est naturelle-
ment chrétienne et sœur de Jésus-Christ. » Pour-
tant, elle sent que le christianisme véritable est
un sentiment, non une doctrine, et elle en voit
le fonds, elle en dit les origines avec une luci-
dité d'historien. « Toute cette doctrine est sortie
d'un état des âmes qui ne peut durer. Elle est le
moment sacré de l'abnégation et de la naissance
intérieure. 11 faut qu'elle s'exalte dans chaque âme
par un travail propre et personnel, pour y faire ex-
plosîon et pour y vivre, et proprement elle ne peut
pas être communiquée .Elle li'est pas fa i te pour être
exercée en commun et pour devenir une religion de
parade. Lorsqu'elle s'est étendue sur la terre, elle
était une passion, et lorsqu'elle est belle et noble
dans le cœur où elle règne, c'est à titrede passion.»
296 MADAME DE VARNHAGEN DENSE.
II
Chercher à connaître Dieu, et chercher à se
connaître soi-même, les deux entreprises se res-
semblent beaucoup. Tout au moins Tun mène
à l'autre ; en comprenant Dieu^ on comprend l'ob-
jet de la vie ; cela fious aide à mettre d'accord
nos sentiments et nos forces; cela nous permet
de proportionner nos espérances futures et notre
situation présente. Aussi s'efforcer de comprendre y
selon Rahel, tel est notre premier devoir comme
notre premier besoin. « Il faut tout d'abord sa-
voir s'élever au-dessus de soi-même et se juger,
effort qu'on ne saurait tenter que si on a Tesprit
complètement cultivé (gebildet), c'est-à-dire assez
ouvert pour entendre les enseignements de Tex-
périence et assez courageux pour oser les appli-
quer. » Qu'enseigne-t-elle, cette expérience ? Il y a
une loi secrète à laquelle les événements, comme
les hommes, sont soumis, et qu'on nomme desti-
née ; c'est là le point fixe sur lequel Rahel s'ar-
rête pour fonder tout son raisonnement : « Notre
caractère fait notre destinée, en quelque Sorte;
ou mieux, ce que nous appelons ainsi est sim-
MABAME DE VARNHAGEN D^ENSE. 297
plemcnt l'accord ou le désaccord fortuit de nos
qualités et de nos goâts avec certaines données
dues au hasard, l'époque à laquelle nous vivons,
par exemple, ou la situation que nous occupons.
De ce mélange d'accidents intérieurs et extérieurs
nait nécessairement un conflit de forces supé-
rieur à notre volonté et contre lequel il est vain
de nous débattre. » Ce mélange est le plus sou-
vent malheureux ; quelquefois par rencontre il
est heureux; par exemple lorsque de beaux dons
bien équilibrés, l'intelligence, la santé, la fortu-
ne, viennent concourir avec un heureux assem-
blage de circonstances et de climat, cela forjne
ce que Rahel appelle <c une destinée réussie. »
Il n'y faut pas même tant de frais ; trois ou qua-
tre de ces bonnes choses mises ensemble suffi-
sent pour faire une destinée réussie. L'accord,
la convenance, voilà le véritable bien. Le point
important, c'est donc de se laisser vivre har-
monieusement, de ne point contrarier des for-
ces qui demandent à se répandre et à agir, a Le
mal n*est point dans la sensation de la souffrance,
mais dans le désordre que cette souffrance intro-
duit dans la règle établie. » Aussi rien de plus
dangereux que ce que certains esprits appellent
298 MADAME DE YARNHAGEN D'EIVSE.
« le renoncement. » « N'essayez jamais de maî-
triser un élan généreux, de refouler un sentiment
vrai, écrit-elle à un ami. Le désespoir, le décou*
ragement est le fruit inévitable de tout raisonne-
ment sec. Examinez-vous avec soin et redoutez
avant tout les arrêts d'une sagesse que le cœur
n'éclaire point. Car le mal qui conduit au décou-
ragement amène avec lui un autre mal, non
moins redoutable, celui d'abaisser l'homme, de
l'avilir, de lui enlever son innocence, en un mot.»
« J'appelle innocence la situation d'une âme qui
ne connaît pas le malheur, j'entends le malheur
dégradant. Le jour où, vous torturant de ses te-
nailles, la douleur vous a poussé à crier grâce,
le jour où l'humiliation vous a forcé à maudire
l'instant de votre naissance, ce jour vous avez
cessé d'être une créature pure, la sœur aînée des
créatures inanimées et paisibles. » « Tant qu'on
aime la vie, dit-elle ailleurs, rien n'est encore
perdu. x> Le premier soin pour lliomme, c'est donc
de fuir le mal, qui produit rabattement, de l'évi-
ter autant que possible à ses semblables comme
à soi-même ; doctrine dangereuse, et qui le mè-
nerait loin sans Tassentimënt tacite qu'il doit
donner aux lois universelles. C'est cet assenti-
MADAME DE YÂRNHAGEN D'ENSE. 299
ment courageux et calme que Rahel réclame de lui
contre le mal inévitable, afin de le garantir des
désordres qu'amène le désespoir. « Tant que l'in-
justice, l'amère injustice, qui fait jaillir de nos
yeux aveuglés le flot brûlant des larmes, tant
que cette injustice, dis-je, ne nous apparaît pas
encore comme équitable et comme nécessaire,
nous continuons à nous agiter dans les plus pro-
fondes ténèbres. » Noble pensée toute stoïcienne;
cette acceptation du mal nous enlève au décou-
ragement; bien plus, elle nous affranchit de
toute dépendance et de tout asservissement.
L'homme d'accord avec Dieu ne lui obéit plus, il
règne avec lui, <x incorporé aux grandes puissan-
ces créatrices, » mêlé aux forces mêmes dont sa
rébellion autrefois le faisait dépendre. En d'au-
tres termes, c'est là ce que TÉvangile, si je ne me
trompe, appelle la <c nouvelle naissance, » et le
point de départ où l'âme atTranchie se relève pour
recommencer sa course dans un meilleur chemin.
Entendre son devoir, voilà la première con-
dition à laquelle cet état nous oblige. Et on ne
saurait Tentendre à moins d'être un être cul-
tivé^ « Un être cultivé, dit-elle, n'est point celui
envers qui la nature s'est montrée prodigue de
300 MADAME DE YARNilAGEN D'ENSE.
dons, mais celui qui use modérément, judicieu-
sement, avec sagesse, de ceux qui lui ont été dé-
partis ; qui a le ferme désir et aussi le pouvoir
de découvrir ce qui lui manque, afin d'en mieux
employer ce qu'il possède. Cela seul,à mes yeux,
constitue V homme cultivé^ et non point la posses-
sion de dons naturels. J'oubliais l'efTorl indispen-
sable a qui veut connaître son devoir et partant
se connaître soi-même : cet effort est celui qui
consiste à généraliser ; je veux dire à s'élever à
Tensemble par les détails, tout au rebours du
défaut trop fréquent qui consiste à n'envisager
l'ensemble que par rapportr aux détails. » Se con-
server vivant, intact, entier contre l'abattement
et les défaillances, et pour cela se cultiver, s'éle-
ver à des vues d'ensemble, pacifier son âme par
le sentiment de la nécessité, voilà, je crois, toute
sa morale.
ni
L'esprit de Rahel, on l'a vu, prend volontiers
un tour subtil, même paradoxal ; on y trouve un
mélange parfois surprenant de rouerie et de can-
deur; souvent même on hésite, on s'arrête in-
MADAME DE VâRNHAGEN D'ENSË. 501
terdit : puis on se demande si elle parle sérieu-
sement et sincèrement ; on songe à ces enfants
spirituels, qui tout en ayant l'air de dire ce qu'ils
pensent, au fond se moquent de nous et semblent
vouloir venger leur faiblesse sur nos ridicules.
Le vrai, au fond, me parait ceci : Rahel, par un
travers assez commun aux esprits de haute race,
et qu'imitent volontiers ceux du second rang, s'é-
loigne instinctivement de tout chemin frayé, ce
chemin d'ailleurs fût-il le plus uni et le plus
court. Le genre sentencieux prête naturellement
à ce défaut, très-sensible dans ses « aphorismes »,
pensées détachées, qui, sous une apparence de
recherche, manquent souvent de clarté, et par-
/ fois de fond. On rencontre rarement l'esprit quand
on le cherche, ou quand on le rencontre on a l'air
le l'avoir cherché. On écrit des phrases ingé-
nieuses au lieu d'inventer des pensées fortes.
Tel est cette jolie antithèse : « Nous ne faisons
point de nouvelles expériences ; ce sont de nou-
veaux hommes, bien au contraire, qui font d'an-
ciennes expériences. » Ou bien on tombe dans
une naïveté en ayant Tair d'atteindre une sen-
tence. « D'ordinairp on ne regrette jamais ce
.qu'on a fait avec plaisir, seulement ce qu'on a
26
SOâ MADAME DE VARNBÂGËN D*EMSE.
fait avec peine: » D'aulres fois, à force de vou-
loir couper le fil en quatre, on a Tair de composer
une énigme. « Je n'envie personne davantage que
pour des biens que personne ne possède. » Voilà
où la subtilité exagérée mène un écrivain. Passons
sur ces traits de bel esprit trop vantés au détri-
ment du reste, il me semble, et qui, dans les
écrits de Raliel, occupent à peu près la place de
la trop fameuse sonate pathétique dans les œu-
vres de Beethoven. Pourtant, à force d'herboriser
dans cette flore un peu maigre, oii trouve çà et là
des pensées fines et pourtant vraies, et par là,
dignes d'être conservées.
« Bonheur amène honneur ; malheur, déshon-
neur.
« Ceux-là seuls vieillissent, qui n'ont jamais
été que jeunes.
« Nous vantons Tinnocence des enfants, et
nous nous plaisons à les traiter en coupables.
« Il est heureux pour nous que le commerce
des honnêtes gens soit parfois insupportable, au-
trement on serait sans excuse à préférer celui
de personnes moins dignes d^estime, mais plus
aimables.
« Du courage pour soi-même, de la justice
M.4DAME DE YARNHAGEN D^ENSE. 505
envers autrui, deux vertus qui renferment toutes
les autres, à mon sens.
<x La manière de questionner, telle est la seule
marque à laquelle on reconnaît les gens d'esprit.
On ne peut jamais répondre que comme tout le
monde.
(c Ce n'est pas sans intention qu'un grand
poète, dans Wilhelm Meister^ n'a pas cru devoir
laisser vivre Mariane, Aurélie et Mignon, celles
de ses héroïnes qui ont aimé. Aucun pays ne
possède d'hospice convenable pour ce genre d'in-
valides civils.
« La figure d une personne est comme le texte
de tout ce qu'on peut dire sur elle.
« Shakespeare m'apparait comme le type de
la vie incarné en paroles, comme la vie dans la
vie. Soyons plus clair : Par là même que toute
observation se transforme aussitôt chez lui en un
tableau vivant, il ignore l'art d'observer. Et
pourtant lui-même tout entier, il n'est qu'obser-
vation.
« Qu'est-ce qu'une nation ? Un établissement,
un troupeau d'hommes qui fait cause commune
pour mieux se soutenir. Malgré moi, je songe à
ces hirondelles qui passent par bandes au-dessus
S04 MADAME DE YARNHAGEN D*ENSE.
des marais et n'oseraient les traverser seules.
L'établissement deviendrait bientôt inutile, si
chacun savait voler de ses propres ailes. »
Tout cela est joli, n'est-ce pas, même juste,
sous la forme un peu paradoxale qui est la mar-
que de cet esprit et le propre de ce talent?
Néanmoins, à part la remarque sur Shakespeare,
très*belle et très^profonde sous son allure em-
barrassée, j'y trouve je ne sais quoi d'apprêté et
d'artificiel; je me dis que le véritable esprit,
comme la véritable beauté, peut se passer de
parure ; je songe à ces fleurs charmantes, mais
imitées, qui, sous un jet de clarté factice, agi-
tent des gouttes de rosée sans fraîcheur.
Somme toute, je ne crois pas que Ton doive
accorder beaucoup d'importance aux essais par-
fois heureux, parfois inhabiles, dont je viens de
donner un échantillon. De toute façon, ils n'ajou-
tent ni ne retranchent rien à sa renommée d'écri-
vain et de penseur. Évidemment le génie de Rahel
ne pouvait se plier aux sentences, à ces arrange-
ments de mots bons pour les rhéteurs, et qui ne
valent guère mieux que les jeux de mots. Lors-
qu'elle s'y forçait, c'était certainement par conces-
sion aux goûts de Tépoque, fort pervertis par les
MADAME DE VARNHAGBN D*£NSE. 305
écrits maniérés de Novalis et de Jean-Paul. On
aurait tort de la juger autrement que sur sa cor-
respondance, de la chercher ailleurs que dans
ces entretiens familiers, où, libre de toute con-
trainte et dédaigneux des maigres ressources du
style, son esprit ondoyant retrouvait sa sou-
plesse naturelle et passait sans effort d'une idée
à une autre, du début de Tactrice nouvelle à la
publication du dernier roman de Gœthe.
IV
Les gens du monde aimables sont naturelle-
ment fins critiques. La finesse innée du goût se
développe incessamment chez eux au contact
des sujets les plus variés ; leur esprit, toujours
en éveil, se purifie et s'éclaire à Técole des plus
belles choses. Bref, ils sont artistes, sans vou-
loir Tétre, moins exclusifs que les artistes de
métier, mais en revanche plus cultivés^ pour em-
ployer un mot de Rahel, c'est-à-dire d'un juge-
ment mieux exercé par la comparaison des
différents arts, moins émoussé par la routine
de l'habitude ou celle du parti pris. J'ai dit que
20.
306 MADAME DE YARNHAGEN D'ENSE.
Tesprit critique régnait plus à Berlin que dans
toute autre ville d'Allemagne. Le plus souvent,
néanmoins, il se bornait à des appréciations va-
gues, et, transformant la critique en passe-temps
banal, mettait les phrases à la place des faits et
les nuages d une métaphysique boursouflée à la
place d'une analyse incommode pour ceux qui
aiment moins à réfléchir qu'à rêver. Rahel ne
tarda pas à s'en apercevoir; et, frappée de l'inu-
tilité à laquelle on réduisait la critique, elle s'apn
pliquait à rechercher quel pouvait en être tout
à la fois et le but et Técueil. Voici ce qu'en 1794,
elle écrivait à propos du fameux compte rendu des
poésies de Matthison, par Schiller, a Ceci de la cri-
tique, et de la critique qui passe pour le sublime
du genre. Sublime, je TaccordcOn aurait pu aussi
bien, ce me semble, intituler ce chef-d'œuvre :
Idées sur Vart poétique, ce qui du moins aurait
ime signification. Mais nommer cela un compte
rendu ! Pendant queje lisais ce soi-disant compte
rendu, je songeai^à Lessing, à son analyse si vi-
vante et si fine du Laocoon. A la bonne heure,
me disais-je, quand Lessing émet un blâme ou
* manifeste un doute, il ne dédaigne point de vous
en exposer les motifs ! Schiller, par contre, se
MADAME DE YARNHAGEN D*ENSB. 307
contente de généraliser partout et toujours. C'est
bien plus noble, dira-t-on ; un poète comme lui
ne saurait s'abaisser aux détails. D'accord; mais
enfin qui vous oblige à faire de la critique? En
serai-je bien avancé quand je saurai que le génie
est la plus haute manifestation du divin dans
rhomme; et autres explications du même genre,
qui, à mon sens grossier, n'expliquent rien du
tout ? Tout cela pour arriver à me prouver que
le génie, après tout, ne saurait se définir, qu'il
en est du génie comme de l'âme, comme de Dieu,
comme de l'absolu. »
Dès 1 794, ceci le prouve, on rencontrait, comme
chez nous en 1864, le critique grand homme qui
fait des phrases afin d'éblouir les petites gens, et
ne fait semblant d'examiner le talent des autres
qu'afin de mieux démontrer la supériorité du sien.
D'autre part, comme nous en i 864, Rahel jugeait
que la morale et l'art sont choses distinctes et quer
le sens commun défend de mêler. De là son anti-
pathie un peu exagérée pour madame de Staël,
qu'elle appelle « radoteuse^ » et ses épigrammes
sans nombre sur le livre « de l'Allemagne, »
qu'elle intitule « tin Soupir lyrique, y^ Somme toute,
Rahel devance son temps, et, par exemple, on
308 MADAME DE YARNHAGEN D^ENSE.
est tout surpris de lui voir des opinions con-
formes aui nôtres sur la composition et l'intérêt
du roman de mœurs. « L'auteur, sans doute,
doit poursuivre un plan nettement conçu, s'effor-
cer de prouver une thèse. Autrement, manque
d'unité, dispersion des idées qui doivent fendre
vers un même but. Mais cela ne suffit point pour
attirer Tintérêt : on n'est romancier qu'à condi-
tion de partager le sentiment que Ton décrit, dé
s'y intéresser au point de le rendre vivant et
comme palpable... Il ne suffit point de nous ana-
lyser votre émotion, il faut en traduire les effets
extérieurs; autrement vous êtes un mathémati-
cien plutôt qu'un romancier, vous soutenez une
thèse de philosophie plutôt que vous ne déve-
loppez un caractère ou dépeignez un sentiment. »
Trente ans plus tard, Goethe disait à son confi-
dent Eckermann : « Le sentiment puissant d'une
.situation combiné au don de la traduire en pa-
roles, voilà l'art entier du poêle. — « Laisse-toi
aller, abandonne-toi, » écrit -elle une autre fois
à Yarnhagen, encore un peu empesé dans son
style, c< ne te préoccupe ni de moi, ni de tes amis
littéraires, ni même des maitres du genre, sinon
pour te rappeler leurs faibles. Affranchis-toi de
MADAME DE VARNilAGfiN D*ENSE. 509
toute gène, ne vois, ne suis que ton penchant per-
sonnel ; mieux, représente-toi toi-même en écri-
vant, montre les choses que tu vois, et telles que
tu les vois ! Ce qui te touche comme le plus inti-
me, comme le plus fort, ce qui fémeut comme
le plus précieux et le plus rare, trouve des for-
mes pour l'exprimer. Tu le fais bien quand tu
m'écris. Fais comme si tu m'écrivais, cela sera
toujours bien. Se représenter, se recréer dans
çon œuvre, n'est-ce pas là, comme moi, ce que
tu trouves bien, ce que tu admires dans Gœthe,
dans Shakespeare, dans Cervantes? »
Tout cela est remarquable sans doute, moins
remarquable néanmoins que ses idées sur la
danse, art assez lestement traité de nos jours,
en dépit de son origine antique et du talent de
quelques artistes. Son sentiment naturel du beau,
d'accord avec ses penchants classiques, le lui
faisait au contraire envisager comme le plus noble
et le plus parfait de tous les arts. « N est-ce pas,
dit-elle, celui-là même où libres, heureux, nous
nous représentons idéalisés, élevés à la hauteur
d'une œuvre d*art, en quelque sorte. Que de
choses dans cette seule pensée I Mille images de
grâce, d'élégance, d'innocence, de pudeur.
310 MADAME DE VARNUAGEN D^ENSE.
l'absence de misère, de faiblesse, de contrainte
et de lutte. Les autres arts ne nous représentent
que des sensations passagères, celui-ci Tëlan
par lequel nous nous élevons jusqu'à eux. On
objectera, je le sais, son peu de durée : au vol
léger de telle danseuse on opposera le plaisir
moins éphémère qu'offre Taspect d'un beau ta-
bleau, la lecture d'un bon livre. Mais le plaisir
en vaut-il mieux parce qu'il dure davantage?
D'ailleurs ces œuvres elle-mémes, si parfaites
qu'on les fasse, ne témoignent-elles point de
l'imperfection de nos forces, des bornes posées à
nos efforts ? Il n'en est point ainsi de la danse,
moment divin où le corps affranchi s'enlève de
terre, et nous offre les traits mêmes de la per-
fection sous ceux du bonheur. »
Certainement ces lignes ne furent point tracées
sous l'impression d'un jour d'opéra, au souvenir
des pirouettes et des entrechats. Je croirais
plutôt que Rahel, ce jour-là, venait de lire une
page d'Homère; que, souriant à quelque rêve
intérieur elle se sentait transportée en Grèce,
parmi les oliviers et les marbres, au bord d'une
mer aux flots d'émeraude, sous l'azur limpide du
plus beau ciel, dans le pèle-méle lumineux de
MADAME DE YARNHAGEN D^ENSË. 511
quelque paysage divin. « Il m'a semblé, dit-elle
à propos de Sammengo, fameux danseur, voir
le vol précipité du dieu Mercure, sentir son essor
fougueux quand, rasant les airs, il s'élance au*
devant de la nymphe imprudente qui a quitté ses
compagnes endormies au fond des bois... »
Ce sentiment si profond et si vrai de l'antiquité
classique explique en partie son idolâtrie pour
Gœthe, idolâtrie qui touche au fanatisme et néan-
moins ne dégénère jamais en un sentiment per-
sonnel; chose d'autant plus remarquable que
Rahel, infidèle à ses procédés ordinaires d'ana-
lyse, se renferme à son endroit dans des for-
mules d'enthousiasme un peu monotones, et ne
trouve rfen d'intéressant à dire sur des écrits ir-
réprochables, à son sens, et placés, comme l'au-
teur lui-même, au-dessus des jugements bornés
du vulgaire. Le marquis de Custine, qui n'était
point tout à fait de cet avis, lui reprochait, un
jour, de trop céder à l'engouement général, d'ou-
blier, en faveur de Gœthe, une de ses qualités dis-
tinctives, l'indépendance. Rahel, toujours modeste
quand il s'agissait de Gœthe, répondit qu'elle
n'était indépendante que du vulgaire, mais que
le génie avait sur elle un pouvoir absolu. On ne
515S MADAME DE YARNHAGEN D'ENSE.
le voit que trop, quand dans son enthousiasme
elle appelle son préféré « le point de réunion pour
fout ce qui s'appelle homme et tient à justifier ce
titre. » D'autres fois, il est vrai, la sincérité de
cet enthousiasme touche et émeut, comme tout
sentiment profond, par exemple le jour où elle
parle du jubilé célébré à Weimar en l'honneur de
Goethe. « Toutes les écluses de mon passé s'ou-
vrirent (Rahel avait alors près de soixante ans)
devant un torrent de souvenirs, d'émotions, d'im-
pressions multipliées et puissantes. Tout ce que
je puis posséder de grand, de bon, de généreiix,
tout cela à ce seul nom de Gœthe, se dressa im-
médiatement en moi sous les armes, comme pour
lui faire honneur. Pourtant à côté de ces larmes
de joie, j'en ai versé d'autres bien amères. Je n'é-
tais point de cette fête, moi, celle du monde qui
l'aime, qui le comprend le mieux; moi 'qui de-
puis quarante ans l'adore ; moi dont depuis l'âge
de quinze ans il a été l'ami, le précepteur, le
confident, l'interprète, le souverain modèle d'a-
près lequel je mesure mes infirmités, et qui néan-
moins me permet de les supporter avec or-
gueil... »
Elle jouait de malheur avec Gœthe; elle ne le
MADAME DE VâRNHâGEN B'ENSE. 515
connut personnellement que fort tard, bien après
son mariage avec Yarnhagen, alors absent, et à
qui elle raconte ainsi les détails assez grotesques
de celte première entrevue : « Je venais de me
lever fort tard, par extraordinaire, comme neuf
heures allaient sonner. Tout à coup, comme je
m^habillais, voilà Dora, une carte à la main, me
disant qu'il y a en bas un monsieur qui veut ab-
solument me parler; mais ses moments sont
comptés, il ne pouvait attendre. Je jette les yeux
sur la carte, j'y vois en toutes lettres : « M. le
conseiller intime de Goethe. » Figure-toi mon
éblouissement, mon bonheur, et avec cela le plus
affreux des négligés, de la flanelle, les cheveux
ébouriffés et pendants. Cependant Dora (sa femme
de chambre) me jette à la hâte je ne sais quoi sur
le dos ; je descends, désolée, ahurie, et en même
temps gonflée de vanité, joyeuse à en perdre les
sens. Naturellement je débute par une sottise.
« C'est moi, me suis-je écriée, qui ai couru après
vous pour vous voir de plus près à Francfort. »
C'était ridicule, je le sais ; mais que veux-tu, l'é-
tourdissement de la possession après une aussi
longue attente! Lui n'a rien répliqué; j'ai rougi,
il a souri de son plus grand air; nous avons causé
27
514 MADAME DE VARNHAGËN D ENSË.
de chose et d'autre, de toi surfout, et au bout de
dix minutes il est reparti. Je ne me sentais plus
d'humiliation et de joie; je suis tombée sur un
fauteuil anéantie, ne sachant si je devais pleurer
de plaisir ou de rage. Enfin je sonne Dora, je me
fais apporter ma plus belle robe, mon plus élé-
gant bonnet. Au moins après coup, j*ai voulu
me parer en l'honneur de Gœthe. » Les grandes
passions sont toujours un peu aveugles, ce trait
le prouve une fois de plus; il prouve aussi la vé-
rité de ce mot du poète Henri Heine, qui disait de
Gœthe : «c Un dieu, certes, un dieu ; mais un dieu
un peu philistin, soit dit entre nous, et qui porte
un gilet en tricot par- dessus son torse antique. »
Le gilet en tricot, ici, c'est le sourire compassé
du grand homme qui craint de compromettre sa
dignité en se faisant bonhomme. Faute de se
montrer bonhomme, il devait du moins, ce me
semble, se montrer homme de cour, faire hon-
neur à son rang et à cet habit de ministre, relevé
d'une étoile, qui le rendait si imposant pour son
brave ami Eckermann. On ne sonne point à huit
heures du matin à la porte d'une femme du
monde chez qui l'on n'est jamais allé, quand on
s'appelle M. le conseiller intime de Gœthe, et sur*
MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE. 515
tout on ne fait point dire à la maîtresse du logis
à peine éveillée que l'on s'en ira si elle ne des»
cend pas tout de suite. Après cela on n'est pas
dieu pour rien, j'en conviens, et Jupiter plus
qu'un autre est en droit de commettre des bévues,
voire même des fautes plus graves, si tel est son
bon plaisir. C'est bien là, sans doute, ce que dans
la simplicité de son cœur se disait la pauvre Ba-
bel, toujours prête à traiter d'irrévérence toute
admiration moins exclusive et moins prévenue.
Le grand Gœthe, plus fidèle aux errements my-
thologiques qu'à sa parole donnée, venait, en vé-
ritable poète ancien, de publier l'églogue char-
mante de ses amours avec Frédérique, la fille du
pasteur de Sesenheim. En échange de sa vie bri-
sée, de son bonheur détruit, il lui octroyait gé-
néreusement l'immortalité, cadeau peu coûteux
pour un dieu, et dont il ne se montre jamais
chiche envers les mortelles qu'il daigne aimer.
Ici, pour mieux montrer, j'imagine, son empres-
sement à payer ses dettes, il publie, détail tou-
chant, le quatrain jadis accompagné d'un beau
ruban qu'il offrait un jour à sa bien-aimée. Ce
gage de foi, peint d'une main divine, représen-
tait une guirlande de roses, emblème que le qua-
516 MADAME DE VARNDAGEN D'ENSE.
train se charge d'expliquer. Voici ce commen-
taire séduisant pour la simple bergère trop igno-
rante des coutumes chères aux immortels : « Sens
les battements de ce cœur qui t'appartient,
donne-moi libremetit le tien^ et que ce lien qui
va nous unir soit mieux qu'un faible lien tressé
de roses. » Le manque de foi s'exprime ici sous
des formes trop candides pour ne pas obtenir la
symphathie deRahel; il est impossible d'avouer
en termes plus clairs que l'on se croit dispensé
d'avoir de l'honneur. « Il le fallait ^ dit Rahel, re-
venant malgré elle à sa croyance en l'antique fa-
turriy il était né pour empoisonner sa vie, lui ; la
destinée, la nature, tout s'était réuni pour l'écîra-
ser et pour la meurtrir. Tant pis pour elle; pour-
quoi ajoute-t-elle foi à ses promesses? /t/i ne pouvait
faire autrement. » Superbe apologie, à mon sens,
et qui méritait bien une récompense de la part
de ces dieux antiques qu'elle avait toujours si
fidèlement aimés et vénérés. Évidemment ce n'est
pas Goethe, ce sont les dieux qu'elle aimait en
Goethe, et ils ne devaient point l'oublier.
MADAME DE VARMIAGEN D^ENSE. 517
IV
I
Rahel et Vamhagen ayaieiit formé, en se sé-
parant, le projet de se réunir un jour. Mais Tab-
sence est souvent fatale aux liens les mieux
affermis, et, plus d'une fois, celui-ci manqua de
se rompre. Les idées sont bien flottantes, à vingt-
quatre ans ; les sentiments vifs, mais peu pro-
fondement enracinés .ressemblent à ces germes
prompts à lever, mais frêles, et dont les tiges
délicates plient au moindre vent, se fanent à la
moindre gelée.
On voit alors bien des éternités d'un jour, bien
des projets renversés par d'autres projets. La
mobilité des idées est extrême; et l'abondance
des sentiments, qui s'effacent ou se confondent,
est comme celle des parfums mélangés que Ton
respire en passant devant un parterre, senteurs
opposées et néanmoins unies dans Tair odorant
d'un beau jour.
i7.
518 MADAME DE VARNHAGEN D ENSE.
Certes, une Rahel trouve difficilement une
rivale, j'entends une rivale sérieuse : d'ailleurs,
une intarissable énergie l'égalait aux plus jeunes.
L'âge, sur ses traits, semblait hésiter à im-
primer sa marque, comme le chagrin à flétrir
son cœur. Cependant, chose triste à dire,* passé
trente ans, une femme qui n'a point le titre
d'épouse n'a plus rien à espérer. L'extrait de
naissance est impitoyable, et la jeunesse prou-
vée par papier timbré l'emporte sur la jeunesse
de l'esprit et de Tâme. Le plus fier esprit peut se )
jvoir obligé de baisser pavillon devant une cer-
[velle de pigeon, le plus noble front de pâlir de-
vant une paire de joues roses, dignes de figurer
dans la devanture d'un marchand de jouets. Je
n'ai point à rechercher si ce fut un motif sem-
blable, ou un autre moindre encore qui détourna
Varnhagen. « Les guêpes n'entament que les
meilleurs fruits, » a dit un proverbe allemand ;
peut-être de petites haines de salon, des jalousies
ingénieuses à se déguiser parvinrent-elles à ob-
scurcir son jugement et à troubler son cœur.
Peut-être quelque jolie valseuse se prit-elle à
sourire d'un air moqueur en voyant c< Tattentif
de la juive; » peut-être Varnhagen vit l'élonne-
MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE. 319
ment significatif de quelque camarade en cra-
vate blanche, futur avocat ou pasteur, dont le
jcœur avait eu la prudence de bien s'adresser.
Peut-être aussi l'égoïsme, qui se cache dans le
cœur de tout être humain, chercha à se déguiser
à lui-même et à se donner le nom honorable de
sagesse ou de raison. De Tégoïsme à l'injustice,
il n*y a qu'un pas, et on le fait vite.
Le premier moment d'enthousiasme passé,
Varnhagen, peut-être, se prit à regretter ses en-
gagements, à trouver Rahel trop prompte à les
accepter. Puis cherchant à son insu une arme
contre elle, il la trouva dans ces confidences
échappées aux heures d'abandon, confidences
qu'autrefois il avait trouvées nobles. Plusieurs
conseils sages, jusque-là oubliés, purent fort à
propos lui revenir en mémoire pour appuyer ces
scrupules tardifs ; il put se souvenir de quelque
parent célibataire ou mal marié qui lui avait re-
présenté la générosité comme une sottise, de
quelque ami dupé qui enterrait dans l'algèbre les
piqûres d'un amour-propre impuissant et blessé.
Sans doute H ne songea jamais à renoncer à une
affection dont il connaissait le prix ; sans doute
il offrit son dévouement en échange, et crut qu'il
320 MADAME DE VARNIIAGËN D^ENSE.
pouvait donner sa fidélité sans engager son
nom.
Mais Raliel ne pouvait acœpter un compromis
aussi humiliant pour son amour-propre que dan-
gereux pour sa réputation. Il aurait fallu pour
cela renoncer à tout sentiment de dignité, et
Yarnhagen n'était pas en droit de demander un
pareil sacrifice. Il serait trop commode de res-
pirer à son gré le parfum de la fleur sans s'en
faire le jardinier. Nulle femme bien née ne re-
nonce volontiers à Testime du monde, quand
même, comme Rahel, elle pourrait s'en passer. '
Il lui était permis de la préférer à un lien fragile
et soumis à tous les hasards d'une vie d'artiste et
d*homme du monde. L'on blâmerait à bon droit
le riche capitaliste qui risquerait d'un seul coup
toute sa fortune dans les chances d'un voyage pé-
rilleux. Le cœur d'une Rahel se retrouve moins
aisément qu'une douzaine de millions englou-
tis. Pour être généreux, il n'est pas nécessaire
d'être dupe; c'est l'être que troquer ses diamants
contre quelques menues verroteries, et le meil-
leur de soi contre les chances d'un sentiment
que le moindre accident peut venir renverser.
Rahel ne commit point cette faute indigne de son
MADAME DE VARNHAGEN D*ENSE. 521
grand cœur. Elle refusa nettement et douloureu-
sèment, en personne qui sait ce qu'elle vaut et
ne peut consentir à ce qu'autrui l'oublie tout à
fait. Mais à travers le plus juste étonnement on
n'en voit pas moins percer son inébranlable foi
en rtiomme à qui elle a donné sa confiance, et
rimpossibililé de croire à un sentiment déloyal
chez celui qui a voulu l'abriter de son cœur.
c( L'amertume égale au moins la peine, quand
toij l'unique, le seul qui me connaisse tout à fait,
se détourne de moi, ou, ce qui est tout un,
quand tu te manques à toi-même en m'abandon-
nant. Ce mot est sévère, il esl pourtant vrai, mon
ami. Mais je dois me montrer sévère envers le
seul qui m'ait mise en droit d'attendre quelque
chose de lui. De toi seul j'espérais quelque
chose, et je croirais te faire injure en te disant
que j'ai cessé d'espérer. » La douleur n'en était
pas moins forte, et ce qui la rendait plus cui-
sante, c'est qu'elle atteignait Rahel au moment
même où tout semblait se réunir pour l'accabler.
Les absents, d'ordinaire distraits, lancent leurs
coups de foudre sans se demander s'ils frappe-
ront une victime en état de les supporter. « On
peut mourir vingt-cinq fois en une demi-heure, »
52S NiADàME D£ YiRNHAGËN D'ËNSE.
disait le poète Heine, qui s'y connaissait. Varn-
hagen avait oublié que Raliel était pauvre. A dis-
tance, tout s'efface et s'amoindrit, même les cha-
grins de ceux que nous aimons le mieux. Rassuré
sur des embarras d'argent dont elle ne lui faisait
pas rentière confidence, il avait cessé de songer
à l'espèce d'abandon dans lequel languissait 1 a-
mie dont il s'était toujours fait le soutien. On est
aisément disposé à traiter d'exagérées les plaintes
d'une personne délicate et peu accoutumée à
souffrir. L'impatience vient; on n'entre plus
dans les détails ; Yarnhagen avait cessé d'être le
protecteur paternel et minutieux dont Rahel au*
rait eu besoin. Il ne se représentait plus aussi
vivement les tourments d'une vie empoisonnée
par l'envie, affaiblie par la maladie, gâtée par
l'indiscrétion des proches parents, déchirée par
les mains mêmes qui devaient la soigner et la
guérir.
D'ailleurs on ne confie certains tourments qu'à
l'homme dont on porte le nom ; il est des confi-
dences sans intérêt comme sans motif pour celui
à qui il n'a plu de partager de votre vie que les
moments heureux. Sans doute Yarnhagen, comme
les autres personnes qui allaient chez Rahel,
MADAME DE VARNHAGEN D^ENSE. 553
ignorait au prix de quelles privalions sa maison
toujours bien tenue gardait un air d'aisance, par
quels prodiges d'invention et d'adresse ses vête-
ments, toujours élégants, faisaient Tenvie des
femmes qui passaient pour savoir le mieux s'ha-
biller. Tout cela était triste, dur à supporter, et
j'ai passé beaucoup d'autres chagrins domesti-
ques; il fallait compter l'ingratitude des siens,
les ridicules dont la couvrait sa mère de plus en
plus enfoncée dans l'avarice, ses reproches con-
tinus, l'âpreté avec laquelle cette mère accusait
les moindres dépenses d'une fille qui ne lui avait
jamais emprunté un centime. Ajoutez encore
mille maux que la solitude augmente, les mala^
dies privées de soins affectueux, les convales-
cences compromises ou prolongées au delà de
leur terme par l'indiscrétion de parents intéres-
sés ou querelleurs, et qui ne la recherchaient que
comme un juge de paix propre à régler leurs diffé-
rends, ou comme un caissier bon pour acquitter
leurs dettes. Si l'on met parmi tous ces maux la
crainte d'une ruine prochaine, la menace de l'a-
bandon, on ne s'étonne plus autant de l'amer-
tume de ses sentiments et de l'indignation doii-
loureuse qui lui faisait écrire : « II est des lois
I
524 MADAME DE VÂRNHÂGEA D'ËIHSE.
pour punir l'ivrogne qui frappe un autre ivrogne,
il n'en est point pour atteindre le lâche en habit
noir, qui, par un simple trait de plume, de sang*
froid et sans témoins, vise droit au cœur de la
femme sans défense que son abandon va bri-
ser. »
Elle aurait pu ajouter que l'honneur d'une
femme vaut bien, sans doute, la vie d'un oiseau,
surtout dans un pays où les lois mettent en pri-
son celui qui déniche un nid de fauvettes ou de
rossignols.
II
Cependant Varnhagen, aidé du petit avoir pa-
ternel, recherchait à l'étranger un emploi que la
situation de plus en plus critique où se trouvait
la Prusse ne lui permettait plus d'y trouver. Rien
de misérable comme l'état d'un pays privé de
son gouvernement naturel. Par ordre supérieur,
les portes des universités venaient d'être fer-
mées, les jeunes gens arrêtés au milieu de leurs
études s'attroupaient sous les fenêtres de leurs
professeurs déposés, ou se portaient en masse
sous celles du palais où se mourait la plus ado-
MADAME DE YARNHAGËN D^ENSE. 525
rée reine. On ne pouvait plus étudier ; en revan-
che, on voulait combattre; et Varnhageu, qui
devait prendre un diplôme, se trouva une épée à
la main.
Il n'en fut point chagrin, et certes, pour lui
du moins, ce n'était point dommage ; à le voir,-
on ne l'eût point poussé vers cette carrière de
médecin, on n'eût point imaginé qu'il dût passer
sa vie à tàter le pouls aux malades. Il avait le
regard moqueur et son abord un peu roide, et
sous lequel perçait un fond de hauteur, faisait
contraste avec le laisser-aller parfois excessif des
autres étudiants. Mais ces façons étaient tem-
pérées par une sorte de grâce aisée ; il s'expri-
mait avec élégance et possédait ce tact inné qui
distingue l'homme du monde de l'homme qui va
ans le monde, le talent de se montrer véridi-
que sans cependant se livrer, celui de plaire
sans effort et par le seul ascendant de ces for-
mes exquises que l'éducation ne peut enseigner.
Au résumé, il était né diplomate, et personne ne
possédait mieux l'art difficile de ménager les
amours-propres sans s'abaisser au rôle avilissant
de flatteur. Cependant l'homme de salon, le fin
gentleman, n'excluait pas chez lui l'homme d'ac-
28
If
326 MADAME DE VARNHiGEN D'ENSË.
tion qui songe à lutter et à parvenir. Toute PAUe-
magne, en ce moment, s'arrachait une procla-
mation émanée du camp de Wagram. Au nom de
l'Allemagne menacée par Napoléon, rAulriche,
encouragée par la victoire récente d'Essling, ap-
pelait sous ses drapeaux tout Allemand soucieux
de conserver ce nom, l'invitant à la fraternité
dans la haine, à l'oubli de dissensions fatales,
à la défense de la patrie commune. Yarnhagen
répondit à cet appel. D'abord, il ressentit quel-
que surprise en présence des quolibets ironiques
par lesquels il se vit accueilli. On trouvait les
volontaires prussiens trop rares, et, en effet, les
Allemands du nord n'affluaient point sous ces
tentes poudreuses où se détachaient des groupes
de visages basanés, parmi ces rangées dé soldats
où Ton voyait étinceler ces regards perçants
et quelque peu farouches, comme il y en a chez
les Allemands du midi. Mais sa résolution était
prise, et il n'hésita point à accepter le mince
grade de sous-lieutenant dont on voulait bien
l'honorer. Des façons empreintes d'une bonho-
mie cordiale le mirent bientôt à Taise parmi ses
futurs compagnons d'armes, impatients comme
lui de voir Taction s'engager. En attendant, il se
MADAME DE YARNHAGEN D'ENSE, 337
plaisait à étudier de près les mœurs militaires,
à enrichir son journal et sa mémoire de maint
détail intéressant ou piquant, propre à fournir
plus tard une belle page d'histoire. L'une des
physionomies qui s'y gravèrent le mieux fut celle
de l'archiduc Charles, dont il trace ainsi le por-
trait : « L'aspect du généralissime éveillait la con-
fiance et commandait le respect; rien de plus
noble, de plus loyal que l'expression de ces traits
animés par un mâle courage, éclairés par un
regard ferme et franc, adoucis par le sourire de
l'humanité et de la bonté. Sa taille, peu élevée,
mais svelte, était pleine d'élégance, et propor-
tionnée au fin ovale de sa tète de soldat et de
penseur. Rien de plus simple ni de moins ap-
prêté que les façons de ce guerrier royal, qui,
chaque matin, après avoir passé en revue ses
troupes, passait une heure au piano à impro-
viser. Au sortir de là, une sorte de nonchalance
rêveuse l'eût fait passer pour un artiste orgueil-
leux, sans réclair héroïque d'un regard qui sem-
blait réfléchir des ondées de flammes. » Rien de
surprenant si les soldats adoraient un chef pa-
reil, ic Les yeux du plus rude Croate, » ajoute
Yamhagen, «t se mouillaient au seul nom de l'ar-
328 Madame de varnhagen d^ense.
chiduc, des frémissements d'enthousiasme ac-
compagnaient tous les pas de ce grand général.»
La bataille se livra ; Varnhagen, qui se battit bra-
vement, ne put assister à la fin du combat, et
tomba grièvement blessé au moment même où
rhorizon nocturne, encore appesanti par de lour-
des nuées d'orage, s'illuminait d'une grande
lueur mêlée de fumée, reflet des flammes à tra-
vers lesquelles on distinguait les murs croulants
de Wagram. Il avait déjà des amis au régiment,
surtout parmi les officiers supérieurs. Sa bles-
sure guérie, ses camarades lui firent le meilleur
accueil; mais s'il se prenait d'amitié pour eux,
il ne se prenait pas de goût pour la vie militaire ;
peu habitué aux platitudes de la vie de garnison,
il les trouvait moins beaux vus à travers la fumée
d'un estaminet que sous le feu des obus. Son
sens si fin se révoltait contre leurs plaisanteries
de corps de garde; il n'éprouvait que du [dé-
goût pour les intrigues vulgaires auxquelles on
essayait de le mêler. Maintes fois, pendant qu'ils
buvaient ou jouaient aux quilles, on le vit s'é-
garer dans la campagne, et, son Homère en main,
s'oublier à contempler la plaine avec son horizon
de montagnes, le soleil prêt à disparaître der-
MADAME DE YARNHA6ËN D'ENSE. 529
rière la chaîne dentelée des grands sommets
bleuâtres qui s'allongeaient à perte de vue. En
ces moments, une image chère le visitait, et dans
les chuchotements de l'heure tardive, il lui sem-
blait reconnaître la voix qui seule avait su le
charmer, l'entretenir et l'apaiser.
Vers ce temps-là, un incident qui pouvait mal
tourner lui valut la protection et l'amitié d'un
assez grand seigneur. Au moment où ils allaient
se mettre en marche, une fièvre pernicieuse at-
teignit son colonel, le comte de Bentheim, qui
fut bientôt en grand danger. Un médicament
énergique pouvait seul sauver le malade, livré
aux soins de l'aide-major, homme pusillanime,
et qui perdait son sang-froid dès qu'il ne s'agis-
sait plus d'une jambe à couper. Varnhagen, sen-
tant qu'il serait bientôt trop tard, venait de
prescrire une ordonnance, lorsque le comman-
dant de la garnison le fit appeler. Ce vieillard,
qui avait un visage sévère, le toisa du haut en
bas et lui demanda s'il savait à quoi il s'exposait.
Varnhagen ému, quoique calme, répondit qu'il
le savait, mais qu'il préférait avoir à répondre
du colonel devant les hommes que devant Dieu.
« Que Dieu vous garde, alors, » fit le comman-
28.
350 MADAME DE VARNHAGEJH D^ENSE.
dant, qui trouva la réponse belle. La guérison
du malade mit fm à cet incident. Celui-ci, fort
attaché à Yarnhagen quMl considérait comme son
sauveur, voulut remmener à Paris, où l'appelait
un ordre de Tempereur. On y célébrait le mariage
de Marie-Louise, les fêtes s« succédaient à Tam-
bassade d'Autriche, où l'on préparait le fameux
bal qui devait coûter la vie à tant de personnes.
Ses portes s'ouvrirent pour Yarnhagen, qui,
chargé d'une missive pour le prince de Metter-
nich, se vit reçu sur un pied presque intime, et
partagea les. honneurs dont Paris se plaisait à
combler les compatriotes de la nouvelle impéra-
trice.» Mais un deuil nouveau, cette fois royal,
arrêta bientôt ce tourbillon, et vint répandre
une ombre jusque sur les traits de Napoléon. La
reine de Prusse s'éteignait après de longues
souffrances ; les larmes, enfin, s'étaient figées
dans ces beaux yeux limpides et profonds
comme le regard d'une étoile. Pourtant l'esprit
demeurait, si la form^ s'évanouissait; la morte
conservait sa garde d* honneur recrutée jusque
dans les derniers rangs de son peuple, une
resplendissante forêt d'épées nues se dressait
toute prête au souvenir de celle qui, demeurée
MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE 351
hautaine en face du tout-puissant conquérant,
avait un jour donné son sein au fils d'une men-
diante dont le lait venait de tarir. Presqu'au
même moment où la reine succombait, un grand
poète, un fier soldat, Henri, baron de Kleist, se
brûlait la cervelle, ne pouvant, disait-on, survivre
à l'opprobre de son pays, ni se résoudre à ac-
cepter la domination d'un gouvernement étranger.
Ilommes et femmes, tous s'associaient au mou-
vement national ; des mères vendaient leurs bi-
joux peur armer leurs fils, des soBurs équipaient
leurs frères. Pour venir en aide à leur pays hu-
milié et appauvri, on voyait des fiancées se
dépouiller de leur anneau d'or, des jeunes filles
pauvres livrer, en retour d'un écu, les beaux
cheveux blonds qui étaient tout leur orgueil et
toute leur parure. La poésie planait sur le champ
de bataille lui-même. Parmi ce bataillon redou-
table dont les soldats portaient l'emblème de la
mort, on distinguait Théodore Kœmer, un vrai
barde ; l'accent vibrant de ses chansons, soutenu
par les acclamations de mille voix jeunes et en-
thousiastes, semblait un bruit de bataille, et
comme l'écho des canonnades dans lesquelles il
allait tomber.
332 MADAME DE YARNUÀGEN D'ENSE.
m
C'étaient là des signes redoutables, et comme
des traînées d'éclairs sur un horizon encore uni.
Devant une crise prochaine, à l'aspect du tour-
billon qui pouvait l'engloutir, Varnhagen, revenu
à son ancienne tendresse, voulut une fois encore
serrer la main de Rahel, alors en Bohême, où
elle était allée rejoindre une amie. Leur réunion
fut courte, malgré la paix qui semblait devoir la
prolonger. Varnhagen aimait l'Autriche ; mais en
présence d'un camp où le danger avait disparu,
il redevint Prussien, et d'accord avec Rahel, de-
manda son congé et se tourna vers la Russie,
où il obtint le grade d'aide de camp auprès du
général Tettenbom , celui-là même en qui les
villes libres d'Allemagne, deux ans plus tard,
devaient saluer leur sauveur.
Cependant de nouveaux malheurs attendaient
Rahel à son retour à Berlin. Ses mains, toujours
tendues vers ceux qui souffraient, semblaient
prédestinées à adoucir la fin de ceux dont elle
avait le plus à se plaindre. La maladie l'appela
d'abord au chevet de sa mère, qui mourut au
MADAME DE YARNHACtËN D*ENSE. 335
bout de trois mois, ensuite à celui d'un frère
dont rinconduite avait éloigné ses autres parents.
Ils s'éteignirent doucement, en bénissant Rahel,
qui seule se trouvait présente à l'heure de leur
mort. Les embarras d'argent, mille soucis ma-
tériels se joignirent bientôt chez elle aux perles
du cœur. Sans doute elle n'était point prodigue,
mais sa qualité principale, on le sait, n'était
point l'économie ; on pouvait avec raison lui re-
procher son dédain, sa répugnance pour la chan-
delle, quand la bougie valait six francs, ou
l'abondance dans laquelle vivaient ses domesti-
ques, quand elle rognait sur sa dépense particu-
lière afin de leur épargner des privations. Une
amie officieuse, piquée de ne pouvoir garder ses
serviteurs quand Rahel ne changeait jamais esl
siens, lui insinua un join* qu'elle les gâtait.
« C'est par pur égoïsme, j'aime mieux les gâter
que me gâter moi-même, » répondit-elle de ce
ton de supériorité moqueuse si charmant dans la
bouche des honnêtes gens spirituels.
La bonté, certes, est un luxe dont Rahel ne
savait point se passer. Sa fortune, diminuée déjà
par ses bienfaits, reçut un nouveau coup par
la faillite d'une grande maison de banque et les
354 MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE.
charges de plus en plus lourdes que l'état du pays
imposait à tous. Sa maison fut transformée en
caserne, et il lui devint impossible d'y demeurer
sans s'endetter. Il lui fallut se réfugier à Prague,
pays neutre et d'où la domination autrichienne
éloignait les troubles politiques. Faute de pou-
voir suffire à un autre arrangement, Rahel lo-
geait et mangeait chez une actrice, personne dis-
tinguée, qui était tout ensemble une femme de
talent et une femme de bien, comme cela se ren
contre souvent en Allemagne. Son unique dis-
traction était d'écrire à Vamhagen, qui recevait
d'elle un compte exact de tout ce qu'elle pensa
et voyait. Prague alors encombrée de bless
ressemblait à une sorte de vaste hôpital, mais
aussi à un hôpital pauvre, dont les ressources
bornées ne pouvaient sufSre aux besoins de tous
ceux qui y entraient. Les prisonniers de. guerre
évadés y affluaient, on ne savait plus comment
héberger les malheureux mourant de faim, à
peine vêtus, qui chancelaient le long des quais,
ou s'efforçaient de gravir la pente escarpée qui
mène au Hradschin. Heureusement les femmes
étaient là avec leur esprit toujours prompt dès
qu'il s'agit d'être secourable. Rahel, la première.
MADAME DE YAKNHAGËN D'EMSË. 335
eut l'idée d'organiser un comité de dames- char-
gées de distribuer les secours. La pauvreté, à
ses yeux, n'était point un motif suffisant pour
ne point donner. Faute d'argent, elle payait de
sa personne, écrivait à droite et à gauche pour
obtenir des vêtements, du linge, ou de quoi en
acheter. Déjà à Berlin elle disait à Varnhagen :
« Ce matin, il me faut courir après des chemises
que doit me donner mon frère... En pareil cas, il
faut savoir trotter, grimper des escaliers, ne
craindre aucun refus, aucune démarche... La
promptitude de Taide accroît son efficacité, quand
il s'agit de malheureux dont l'état s'aggrave faute
de linge blanc. Chose honteuse, notre grand hos-
pice, ici, manquait de tout. Désordre, mauvaise
administration, peut-être pis. Mon ami, voilà le
cas ou jamais de dire un mot contre ceux qui
pillent les pauvres malades. Pour l'amour du
Christ) je t'en prie.*, dis-leur que de tous les
crimes, c'est là le plus odieux ^ le plus lâche;
qu'un fournisseur, un inspecteur public n'a point
le droit de s'enrichir. A l'honneur de la ville, je
dois dire que ces infamies ont soulevé un cri
d'indignation; cela fit comme une émeute, les
gens se pressaient pour pourvoir au plus pressé;
536 MADAME DE VARNHAGËN D'ËNSË.
Moi, pour roa part, j'organisai une quête : les
Juifs les premiers répondirent à mes coups d'é-
peron. Leur cœur est actif, comme leur esprit,
et les autres imitent leur exemple. Les méde-
cins eux-mêmes quêtent, et leurs maisonsre-
gorgent d'envois de linge, de literie. Je ne parle
pas des fourneaux qui ne s'éteignent plus dans
nos cuisines, des cent vingt-cinq dames et plus
qui ne prennent plus le temps de dormir... » Ce
n'était rien auprès de Prague, où, dans l'excès
de leur détresse, une centaine de malheureux
affamés venaient de mettre le feu à l'abbaye de
Saint-Nicolas, leur asile. c< Je viens d'y expédier
à manger pour cent personnes, et des vêtements
pour vingt. C'est à recommencer demain. A pré-
sent je cours acheter des bas, de la toile, puis
faire porter le tout chez le banquier Laemel, où
plus de cinquante personnes attendent leur tour.
Sans compter celles qui vous accostent dans la
rue, qu'il faut encourager, exhorter. Par bon-
heur j'ai de l'argent pour les blessés ; mon loge-
ment n'est plus qu'un bureau de secours où l'on
vient chercher de l'argent, du linge, des vivres.
Les satisfactions ne me manquent point. J'ai
«
déjà remis sur pied trois Prussiens de marque,
MADAME DE VARNHAGEN D'ENSE. 537
sans compter les simples soldats. Voici à l'instant
le petit-fils du conseiller Albrecht, de Berlin. Je
ne puis lui faire Taumône, à celui-là, je lui prête
sur mes fonds particuliers une douzaine de tha-
1ers que son grand-père me rendra au premier
jour. » Notez qu'au moment où Rahel se dépouille
de cette petite somme, importante en temps de
pénurie, elle n'a plus ni gants, ni chaussures,
et passe ses nuits à raccommoder ses vieilles
robes. « L'affaire de Dresde, poursuit-elle, nous
a inondés de blessés. Blessés de trois nations,
sans compter ceux de l'ennemi. La semaine
passée, on pouvait les voir gisant par charretées
dans les longues rues sombres de Prague. Une
pluie battante inondait ces pauvres membres sai-
gnants. On n'imagine point pareille misère. Évi-
demment l'État avait mal pris ses mesures. Les
habitants ont fait tout à eux seuls, comme dans
les temps bibliques. Les plus grandes dames sta-
tionnaient dans les rues, transformées en ambu-
lances, les unes pour panser, d'autres pour dis-
tribuer des rations de pain et de viande. Les jui-
ves surtout se montraient habiles chirurgiens ;
une sage-femme Israélite, en un jour, n'en pansa
pas moins de trois cents. Enfin on fit l'impossi-
29
338 MADAME DE VARNHAGEN D^ENSE.
ble. Les femmes de Prague ont du cœur. Je me
précipitai chez la comtesse Brûhl; je la sup-
pliai de tourmenter ses parents. On n'obtient
qu'en tourmentant. J'écrivis à mesdames deHum-
boldt, Bartholdi, à Lia Mendelssohn. Caroline,
chargée par moi d'organiser une quête, m'envoie
avant-hier cent trente florins. Moi je surveille la
cuisine, j'achète, je prête à oui peut rendre, je
donne à qui n'a rien. Grands et petits, tous me
donnent un coup de main. Tu connais mon ta-
lent de me faire bien venir et de forcer les gens
à m'obliger. C'est qu'aussi le monde est plein
de braves gens. Rassure-toi, Auguste. Dieu m'a
feouri, tu vois, puisqu'il m'a permis d'aider les
/autres. »
Belles paroles, et qui peuvent se passer de
commentaire. Le style hâtif peint les préoccupa-
tions du moment, les phrases rapides et comme
tronquées montrent la généreuse activité d'un
esprit qui ne croit point s'appartenir. Rahel est
certainement parente des Beecher Stowe, des
Miss Nightingale* Elle a la simplicité du cœur^
ces frémissements de charité humble qui ont
produit la parabole du bon Samaritain ; on trouve
en elle cet ardent besoin de se dévouer et d'ai-
MADAME DE YARNBAGEN DENSE. 339
mer auquel on doit les sainte Elisabeth de Hon-
grie et les sœur Rosalie.
Plus tard mourante et au plus fort d'une crise
qui faillit l'emporter, ses propres souffrances
ne faisaient que lui remettre en mémoire ce que
les autres pouvaient souffrir, a que j'aime
mes semblables, » disait-elle à Yamhagen; puis,
lui montrant ses^bras amaigris et convulsive-
ment agités, « vois, quand Tun d'eux souffre,
tout en moi frémit ainsi ; je me sens de sa diair
et de son sang, » ajouta-t-elle en souriant de ce
sourire passionné et étrange qui jusqu'au bout
illumina son visage. Elle n'exagérait ni n'affec-
tait rien, en parlant de la sorte, et plusieurs fois
au moment de manger et à une époque où les
vivres [étaient rares, elle- se levait de table, et
sous prétexte d'un manque d'appétit, descendait
porter sa part aux pauvres, toujours attroupés
devant sa porte.
Cependant la véhémence de ses sensations
usait ses forces, ce corps naturellement frêle
pliait sous l'excès des privations et des fatigues
qu'elle ne cessait de s'imposer. Seules, les per-
sonnes très-énergiques savent quelle résistance
acharnée la volonté roidie peut, en certains mo-
540 MADAME DE YARNHAGEN D^ENSE.
inents, opposer aux défaillances du corps. D'a-
troces douleurs pourtant finirent parl'abatlre;
la forte volonté qui jusque-là l'avait soutenue,
se brisa contre l'invasion du mal qui devait la
confiner durant trois mois dans son lit. De là
même, encore, elle s'efforçait de lutter, et c'était
un spectacle étrange autant que déchirant que
celui de cette chambre de malade dans laquelle
des soldats blessés se rassemblaient autour d'un
lit où d'une main amaigrie une femme mourante
usait ses dernières forces à distribuer des bien-
faits. La maladie, cependant^ avait épuisé ses
ressources, la succession de sa mère n'était point
liquidée, et dans cet embarras elle s'adressa au
négociant Marcus, Tainé de ses frères, et aussi
le plus riche, le priant de lui envoyer un peu
d'argent à titre de prêt et sur la promesse d'un
prochain remboursement. Mais le frère, non
content de refuser l'argent, la tança au sujet de
ses habitudes dépensières et lui adressa une
longue mercuriale à laquelle elle répondif sim-
plement ceci : c< Tu f étonnes^ frère, quand je
dis que ma dernière maladie me coûte trois
cents écus. Hélas! songe que j'ai passé bien des
mois dans mon lit, ne pouvant me soulever qu'à
MADAME DE YARISHAGEN D^ENSE. 341
l'aide de deux personnes, qu'il m'o fallu payer.
Songe aux médicaments coûteux, aux vins forti-
fiants, aux comestibles ordonnés puis perdus
faute de pouvoir les prendre. Une gâcherie
atroce, et à laquelle une infirme ne peut mettre
ordre. Songe aux mémoires du pharmacien, aux
honoraires du médecin qu'il me faut acquitter.
Les gens, me voyant malade, ne s'informaient
point si j'avais le moyen d'être malade. Ils
m'ont acheté de la flanelle, et la flanelle coûte
cher. Mes quelques draps, tous ceux que je pos-
sédais, se déchirent. De même mon autre linge.
Au temps même de ma splendeur, tu sais que
j'avais peine à joindre les deux bouts. Impos-
sible de prendre quarante ou cinquante écus sur
ma dépense pour me monter un peu, m'acheter
un petit trousseau, comme font d'autres. Toi-
même, plus d'une fois, tu te scandalisas sur la
pénurie de ma garde-robe. Ta sœur te faisait
honte. Hélas! qu'était le dessous comparé au
dessus ! La maladie l'a achevé. Ne pouvant m'en-
lever mes chemises collées contre mon corps
abimé de vésicatoires, on les coupait en deux.
On ne va pas loin, avec six mouchoirs de batiste
usés, il a aussi fallu m'acheter des mouchoirs,
29.
342 MADAME DE VARNHAGEN D'ËNSE.
de gros mouchoirs. Maintenant je n ai plus de
bas pour quand je me lèverai. Sans compter tout
le bois brûlé pendant l'hiver, du feu nuit et
jour, et cela sur l'ordre très-précis du médecin,
qui ne s'informait point si j'avais le moyen de
payer. Adieu, la plume m'échappe ; il me semble
que je vais succomber... »
IV
Il était dit que tout se réunirait pour l'acca-
bler. Les communications étaient interceptées,
les dépêches enlevées, les courriers arrêtés ou
tués. Six mois durant, au plus fprt de sa détresse,
Rahel, sans nouvelles de Varnhagen, put le sup-
poser agonisant sur un chevet d'hôpital, se le
représenter couché sans vie parmi des tas de
morts. Un matin, à son réveil, et presqu'au
même jour où TAUemagne, victorieuse à Leipzig,
fêtait sa délivrance, ses yeux à peine ouverts
tombèrent sur une lettre que Ton venait d'ap-
porter. Son visage devint blanc, un tremble-
ment l'empêcha de briser la cire du cachet où
on lisait un A et un V. Aux battements plus pré-
cipités de ses artères, Rahel comprit qu'elle te-
Madame de varnhagen d^ense. 343
nait le bonheur, le frémissement de ses mains
agitées lui révéla d'avance ce qu'elle alkit lire.
Tout d'abord, l'annonce d'un prochain retour, et
Toffre renouvelée d'union longtemps reculée par
la force des choses.
Mais à cette nouvelle, la plus importante de
toutes, venaient s'en joindre d'autres qui en re-
haussaient encore le prix. Varnhagen, non con-
tent de lui rapporter son cœur, lui revenait la
poitrine ornée d'une étoile dont l'éclat allait
rejaillir sur Rahel. Il y avait loin du Varnhagen
de 1808 à celui de 1813, de l'étudiant timide à
l'écrivain célèbre et considéré avec qui les grands
de la terre allaient bientôt être obligés de comp-
ter. A peine âgé de vingt-neuf ans, on le jugeait
digne d'un grand poste diplomatique, et on allait
le rappeler à Berlin. Dix jours après ce retour,
il épousait Rahel. Mais cette fois encore, ils ne
purent rester longtemps réunis. Le congrès de
Vienne se préparait et Varnhagen, devenu secré-
taire d'ambassade, dut y accompagner le grand
chancelier prince de Hardenberg , représentant
de la Prusse. Il ne pouvait emmener sa femme,
dont la santé toujours frêle supportait difficile-
ment les fatigues d'un voyage. D'ailleurs, l'état fort
544 MADAME DE YARNHAGEN D'ENSE.
réduit de leur fortune les obligeai ta modérer leurs
dépenses, on le voit par cette lettre où Rahel?
d'un ton badin, s'oppose à l'achat d'un cachemire
que son mari veut absolument lui donner.
« Pardon, mon bien cher, si je décline positi-
vement une attention dont je te sais gré de tout
mon cœur. Je sais que tu aimes à fêter ta femme,
ô le plus prodigue des amants. Mais ici c'est moi
qui dois décider. Cher aimé, à quoi bon si ta
Rahel promène sur son dos ce coûteux chiffon.
Mon orgueil, à moi, ma vanité, c'est de n'en
point avoir. Que l'on nous sache assez riches pour
me permettre ce luxe, le voilà par là même inu-
tile ; on se passe admirablement de tout ce qu'on
peut avoir. J'admets, au contraire, que nous ne
puissions le faire sans nous gêner. Eh bien, en
ce cas, il est juste de savoir s'en passer. De toute
façon, mon ami, nous pouvons, ce me semble,
employer notre argent mieux qu'à faire du
luxe. Et quel luxe ! Franchement, je le vou-
drais plus grandiose, si jamais je me mettais à
en faire. »
Jolie lettre, toute française par la légèreté du
tour, tout allemande par le sentiment, et qui
montre on ne peut mieux le caractère tendre et
MADAME DE VARNHAGEN D'KNSE. 345
confiant de leur attachement. « Il voudrait trans-
former pour moi la vie en fête, me faire reine
tout à fait, » écrit-elle quelque part. En revan-
che, elle ne trouvait d'autre satisfaction que de
s'occuper de son bonheur. L'humilité dans la
joie, comme le sarcasme devant l'outrage, voilà
la marque à laquelle on reconnaît les grandes
âmes. Rahel heureuse oubliait de se montrer or-
gueilleuse ; un sourire reconnaissant effaçait sur
sa lèvre le pli hautain de l'ironie. « Va, tu ne te
repentiras pas de m'avoir épousée, » lui écrit-elle
peu de temps après son mariage. » Cher, pré-
cieux, fidèle ami. Aime-moi, ne m'aime plus,
à la grâce de Dieu ! Quoi qu'il arrive, je te suis
acquise; tu peux compter sur moi. Je suis sûre
comme tu as été sûr. Rahel ne te manquera pas. »
Elle demeura fidèle à cet engagement, malgré
des sacrifices pénibles. Sacrifices de goûts, de
plaisirs, de vanité même. L'homme le plus noble
et le plus discret ne saurait toujours les éviter à
la femme dépourvue de jeunesse et de beauté
qui porte son nom. Cependant si jamais caractère
fut propre à une union pareille, c'était celui de
Rahel. La. solitude où .la laissaient les absences
de son mari ne lui pesait point, et sûre dé son
456 MADAME DE VÂRNHA6EN D ENSÉ.
attachement, elle ne comprenait pas que l'on pût
prétendre aimer quelqu'un en l'enchaînant.
« Comme toi, lui disait-elle, j'ai beswn de soli-
tude et de liberté. Même il eat des moments où
pour mieux sentir la plénitude du sentiment qui
nous lie, j'aime à le regarder à distance; il me
faut envisager mon bonheur en face, avant d^ou-
vrir les bras pour le serrer de nouveau sur mon
cœur. » Évidemment elle se connaissait et s'es-
timait assez pour se rendre compte du profond
sentiment qu'elle inspirait, « Tu m'aimes, ajoute-
t-elle, parce que je suis vraie, le plus rare,
comme le plus beau de tous les dons, un don
^ vraiment divin, et qui consiste dans la régula-
^ rite, dans la proportion parfaite de tous les traits
^ qui forment une âme. Je les possède, et voilà
pourquoi tu me trouves belle. Je n'en suis pas
orgueilleuse, mais heureuse, humblement et
sincèrement heureuse de me sentir aussi riche.
Quedechoses m'eussent manqué, autrement! »
Si grande que soit la félicité, néanmoins elle
laisse le plus souvent au cœur un souhait inac-
compli, ceè regrets cachés que le monde ne
soupçomie point. Rahel, après son mcriage, avait
pris rhabitude d'écrire l'emploi de sa journée
MADAME DE VARNHAGEN D^ENSE. 547
comme les réflexions qui pouvaient lui venir.
Dans ce journal, dont la plus grande partie s'est
perdue, on sent bien des défaillances, bien des
tristesses; avec l'âge, les doutes lui viennent et
aussi ces inquiétudes vagues qui souvent attris-
tent les heures solitaires des femmes privées
d'enfants. Mais à travers ces tristesses secrètes;
perce comme un sourire éternel; le rayonne-
ment de son inaltérable confiance en Dieu, en
Varnhagen, en elle-même, se manifeste dans le
calme et la simplicité même avec lesquels elle
retrace quelques-unes de ces agitations passa-
gères. Le motif, ici, est bien léger, il s'agit je
croîs d'un dîner ou d'une soirée où Rahel indis-
posée avait refusé d'accompagner son mari, qui
n'ajoutait pas trop foi à cette excuse. « Je ri af-
fecte jamais rien, comme certaines personnes
parfois se l'imaginent. Bien au contraire, je cache
de mon mieux mes souffrances, ne leur donnant
d'autres témoins que Dieu et Dora, qui seuls sa-
vent jusqu'à quel point je me fais souvent violence
pour plaire à Varnhagen. C^est mon devoir et
j'ai conscience de m'en acquitter. La machine,
néanmoins, commence à se ressentir du poids
des années, je sens que je vieillis» Peu m'impor^
348 MADAME DE VARiNHAGEN D'ERSE.
lerait, sans autrui. Mais je ne peux cependant
pas avoir l'air d'un emplâtre. Aussi je ne me
plains jamais, excepté dans les moments où la
souffrance aiguë m'arrache un gémissement
involontaire. Je suis naturellement calme, et
puis un rien, comme chez les enfants, a le don
de ramener le sourire sur mes lèvres. Seulement
point d'embarras, de contrainte entre Varnha-
gen et moi. Excepté cela, je puis tout souffrir. »
Vous venez d'assister à la bouderie, voici main-
tenant le raccommodement : « Varnhagen, à son
retour, avait l'air doux et souriant, et moi par
conséquent j'ai senti aussitôt le calme et la joie
redescendre dans mon cœur. Une amie, Netty,
était venue me voir en son absence. Nous avons
causé, pris le thé, puis, comme si de rien n'était,
Varnhagen fit l'aimable et de la meilleure grâce
du monde se mit à nous lire des passages d'un
livre français, la correspondance de la princesse
palatine, mère du Régent. Brave femme, vraie
Allemande du temps jadis, rude, franche, bru-
tale, pleine de bon sens pratique, de sagesse
même. Netty partie, Varnhagen s'approcha de moi>
et comme nous causions de choses et d'autres,
un silence se fit. Nous nous regardâmes; puis,
MADAME DE YARNHÀGEN D'ËNSE. 349
d'un élan spontané, sans rien nous dire, nous
nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre.
Varuhagen avait le regard humide. « Si jamais,
« me dit-il, tu me témoignes du froid, je croirai,
« Rahel, sentir le sol vaciller sous mes pieds. »
Sa voix tremblait; moi je ne sus que l'embrasser
et fondre en larmes, comme une vieille enfant
que je suis. »
En somme, elle était heureuse, heureuse par
Tamour de son mari, et aussi par le'respect et
Tadmiration que chacun lui témoignait.
Varnhagen venait d'être nommé ministre de
Prusse auprès du grand-duc de Bade, et Rahel
devenue ambassadrice se vit adulée et entou-
rée comme en son meilleur temps. Mieux qu'en
son meilleur temps, car le bonheur, s^il fait
des envieux, ne manque jamais de courtisans
et amène les honneurs à sa suite, selon l'expres-
sion de Rahel. \< Ils me savent sans consé-
quence, » disait-elle autrefois de ceux qui se
mettaient à l'abri derrière sa faiblesse pour pou-
voir impunément la maltraiter. L'àme orgueil-
leuse de madame de Varnhagen dédaignait les
petites vengeances, pourtant elle n'en ressentait
pas moins l'offense, et une bassesse par trop
30
350 MADAME DE VARNHAGEN D'ËNSË.
manifeste la révoltait et la réveillait. Un de ses
anciens amis, un de ces hommes trop sensibles
qui ne peuvent supporter la vue du malheur-, et
qui jadis l'avait traitée en inconnue, la rencontra
un jour au théâtre et avec force révérences lui
demanda s'il lui serait permis de se présenter
chez madame de Yarnhâgen. « Mais oui ; est-ce
' que vous avez besoin de moi? b lui rèpondit-elle
brutalement devant tout le monde.
Le bonheur, on le voit, lui prêtait quelque
peu de cette audace propre aux femmes privilé-
giées, que, pour les distinguer des femmes moins
haut placées ou moins heureuses, on appelle,
je ne sais trop pourquoi, « grandes dames. ^ Un
jour, et dans son propre salon, il lui arriva de
plaider la cause du « peuple » devant un audi-
toire de chambellans et de grands cordons, tout
à fait surpris de voir qu'une personne de leur
monde pût s'intéresser à cette « canaille. »
Rahel trouva l'épithète plus violente que con-
cluante, même dans des bouches d'altesses. Elle
/|Osa déclarer hardiment qu'injurier n'était point
/.raisonner; que l'on pouvait fort bien, et sans se
compromettre, prendre le parti des pauvres gensj
à condition toutefois de s'exprîmet en pei*-
MADAME DB YÂRNHAGEN D'ENSE. 351
sonne du monde, et non comme les gens du J
peuple le feraient, s'il leur était permis de se [
plaindre de nous.
Une pareille verve empêche de vieillir, et à
soixante ans ses amis lui trouvaient le sourire
et les illusions d'une jeune fille. « Que parlez-
vous de déceptions? » leur disait-elle, « il n'en
est point pour Thomme innocent, c'est-à-dire
pour celui qui a conscience d'avoir vécu sans
nuire à autrui. Vous trouvez T humanité laide?
Pourquoi? Un rosier vous semble-t-il laid parce
que sur vingt roses qu'il porte il s'en trouve une
ou deux mal venues ou déformées? » D'autre^
fois, elle soutenait fort sérieusement que la jeu-
nesse, plus généreuse et meilleure que l'âge mtir,
est seule dans le vrai quand elle voit tout en beau,
que ce que nous appelons « l'expérience de la vie »
ne sert qu'à nous pervertir et à nous corrompre.
Elle avait soixante-deux ans quand elle disait
ces choses et souffrait de la maladie qui allait
bientôt l'emporter. Au milieu de ses souffrances,
et comme les médecins commençaient à repren-
552 MADAME DE YARNHAGEN D*ENSE.
dre espoir, le choléra lui enleva en très-peu de
temps son frère préféré, le poëte Louis Robert,
et la femme de ce dernier, sa belle-sœur, per-
sonne jeune encore, et forl belle, celle-là même
à qui Henri Heine a adressé quelques-uns de ses
sonnets les plus beaux. Elle eut aussi la douleur
de perdre son vieil ami, le diplomate Gentz, et
cela au moment même où la fortune, qui l'avait
toujours traité en enfant gâté, lui souriait une
dernière fois sous les traits charmants de Fanny
Elsler.
Cependant son mari, qui ne la quittait plus,
essayait de la distraire par des lectures, et Henri
Heine, apprenant qu'on lui ordonnait d'appliquer
des feuilles de roses fraîches sur ses yeux en-
flammés parles larmes, lui envoyait ses premiers
poèmes au fond d'une corbeille remplie des plus
belles roses. Elle avait toujours beaucoup aimé
la Bible, surtout le Nouveau -Testament, dans le-
quel elle ne pouvait se lasser d'entendre lire
l'histoire des souffrances et de la mort de Jésus-
Christ. Un jour, se sentant faible, elle prit la
main de son mari, et la serrant contre son cœur,
le regarda et lui dit ; « Je vais mieux, mon ami,
je viens de penser longuement à Jésus, et il me
MADAME DE YARNHAGEN D^ENSE. 553
semble n'avoir jamais senti comme en ce moment
combien il est mon frère, le frère de tous les
hommes. Cela m'a soulagée. » Une autre fois, fai-
sant un retour sur son origine juive, elle lui
avoua combien elle en avait souffert jadis. « Et
maintenant, » ajouta-t-elle, « ce qui faisait mon
opprobre fait ma joie. L'exilée de Palestine, la
juive méprisée et répudiée a trouvé asile et con-
solation dans tes bras. Non, pour tout un royau-
me, à présent, je ne voudrais pas effacer de ma
vie ce triomphe* »
Je veux m'arrèter sur ce cri, joyeux comme
un chant de victoire après une longue journée
de fatigues et de dangers, Tun des derniers
qui s'échappa de ces nobles lèvres. Elle mou-
rut le 6 mars, au soir, en 4832, et dans la dix-
neuvième année de son union avec Varnha-
gen.
FIN
TABLE
Préface
EUGÉNIE DE GUÉRIN. . .
• • •
I. Intérieur et vie de famille. — Ses occupations. — II. La
poésie dans le ménage. — III. Un poète paysagiste. — IV. In-
convénients d'un journal. — Son style. — Eugénie de Guérin,
écrivain et critique. — Ses vers ; vers de jeune fille. — V. La
charité .au Cayla. — YI. La religion dans le raidi. — La reli-
gion d'Eugénie de Guérin. — VII. Ferame mariée et vieille
fille. — On n'est femme qu'à condition d'être aimée, et d'ai-
mer. — Maurice de Guérin. — Education et caractère. —
VIII. Premières amours. — Son séjour à La Chênaye. —
IX. Départ pour Paris, espérances et luttes. — X. Les lettres
de sa sœur. — XI. Défaillances, talent. — XII. Le CetUaure. —
XIII. Mariage de Maurice. — Sa mort. — Dernières années
d'Eugénie.
CHARLOTTE BRONTÈ
1. — L'ÉCRIVAIN 85
t. Un intérieur de presbytère anglais. — II. Système d'édu-
cation. — III. Les magasiner en Angleterre. — IV. Iranwell
Brontê. — L'artiste bokàne anglais. — V. Portrait de Char-
lotte. — VI. Premiers essais.— Mort de deux sœurs. — VII. Peu*
sions françaises et anglaises. — Charlotte pensionnaire. —
Rectitude précoce de jugement. — Talent de raconter. —
Vllf. lectures. — Scrupules religieux. — Charlotte bous-mat-
tresse.— IX. Retour au presbytère. — Vue stoïcienne anglaise.
— X. Incertitudes , projets, naïvetés. — Les trois sœurs écri-
vains. — Les grands hommes vus à distance. — Lettre de
Charlotte à Southey. — Déceptions, mécomptes» — XI. Char-
. lotte à Bruxelles. — Une jésaitesse flamande opposée à l'An-
356 TABLE.
glaise protestante et puritaine. — Retour au presbytère. — Ten-
tatives manquées. — Cécité du père. — Un éditeur accepte
Jme Eyre.
II. — Les Œuvres 154
I. Ses héroïnes. Jane Eyre, Shirley. — II. Sa morale. — Son
talent. — Fautes de goût. — Caricatures. — Elle ne connaît
et n'estime que ses compatriotes. — III. Le romancier. —
IV. Succès et malheurs. — Morts des sœurs et du frère. —
V. Vie littéraire. — La femme écrivain en Angleterre. — Ses
relations , ses amitiés. — Réponse à un article de M. E. For-
cade. — Avis aux critiques et au public. — Trois vicaires or-
thodoxes oubliés par Thackeray. — VI. Mariage et mort.
MADAME DE VARNHA6EN D ENSE
I. — 219
r. Un salon israélite en Prusse au dix-huitième siècle.—
Rahel mêlée au mouvement littéraire de l'époque. — Son ca-
ractère, son naturel, son genre d'esprit. — 11. Déceptions. —
Séjour à Paris.— Rahel, fille de Shakespeare.— III. Sa famille.
— Son salon. — Ses amis.— IV. Inconvénients de la célébrité.
— Utilité et caractères de raraitié moderne. — Son insuffi-
sance à l'égard de Rahel. — Vamhagen, penchants mutuels.
— Projets de mariage. — Son départ.
II. — Le Talent et l'Ecrivain 265
I. L'observateur et l'artiste. — II. Portraits, style.
III. — Les Opinions 286
I. Son jugement sur elle-même. — II. Dieu, l'homme, le de-
voir. — III. Aihorismes. — IV. Rahel critique devance son
temps. — Jugement sur Gœthe.
IV. — Suite de la Biographie 317
I. Scrupules de Vamhagen. — Brutalités de l'extrait de nais-
sance. — Abandon de Rahel. — II. Portrait de Vamhagen. —
Situation du pays. — Sa présence dans le camp autrichien. —
III. Retour de tendresse pour Rahel. — Il prend du service ■
dans l'armée russe. — Les événements politiques. — Rahel rui- {
née. — Son séjour à Prague. — Malversations et mauvaise ad- \
ministration dans les hôpitaux. — Rahel présidente d'un comité
de dames pour le secours des blessés. — Sa maladie, sa mi-
sère. — IV. Retour de Vamhagen. — Mariage. — Rahel femme '
mariée et ambassadrice. — V. Ses dernières années et sa mort. j
PARIS. — IMP. SIMOK nJ.ÇO.> £T COUP., UVE d'eHFUIVTU, 1.
NeuTralizIng Hf^nt. MagneErum Oxide
T:M1men,DalB: g^ ^^
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